Du 5 juin au 12 octobre 1982
05.06.82 – Après cette tournée dans des Pays de l’Est,
ma première sortie est pour le l’UNITÉ ET CIE.
Le hangar à locomotives de Trappes vaut bien l’usine désaffectée de Seine-Saint-Denis, où Engel nous avait convié pour son INFERNO. Mais les démarches sont différentes. C’était le tout-Paris élitaire que le T.G.P. invitait dans un lieu insolite. Les habitants de la banlieue n’étaient pas concernés. Au contraire, il leur était plus difficile d’aller au spectacle, puisqu’ils devaient faire une détour par la Gare du Nord, pour revenir sur leur territoire avec l’unique moyen de transport admis. L’UNITÉ ET CIE s’adresse d’abord aux habitants d’Élancourt. C’est avec eux qu’Hervée de Laffont a monté LE PLUS BEL AGE DE LA VIE. Les Parisiens ne sont pas interdits de venue. Mais tout a été mis en œuvre pour que la grande banlieue concernée soit privilégiée.
Le public -mille personnes ?- qui assistait avec moi à la représentation, n’avait rien d’une assemblée de snobs parisiens. Et avec les professionnels de la troupe, quatre-vingts jeunes gens et jeunes filles de la cité-dortoir ont participé à l’entreprise. Pendant neuf mois, ils ont répété. Des rôles correspondants à eux-mêmes ? Peut-être. En tout cas, ces quatre-vingts adolescents, en « jouant » les loubards, auront appris à se distancier des brutes violentes qu’ils théâtralisent. Rien que pour cela, le jeu valait la chandelle. C’est en effet un spectacle sur les bandes, que montre l’esprit de Jacques Livchine. Sur les bandes et sur la violence. Et en même temps, c’est un hommage à la M.J.C. des Deux Portes et à Djamel Rahal, son directeur algérien, qui se suicida en 1978, après que la police eût fait évacuer les locaux. Hervée de Laffont dit cet hommage d’une voix convaincue, nostalgique, un peu passéiste mais prenante.
Faire évoluer quatre-vingts personnes sur quatre-vingt-dix-sept mètres de long n’est pas aisé. Malgré un gros renfort en véhicules (motos, autos, camions, bulldozer, wagons), la réalisatrice n’a pas toujours su tenir le rythme de son parcours. L’idée qu’a eue Livchine de mettre dans la bouche des acteurs certains textes littéraires, allant de Shakespeare à Genêt, m’a d’autre part gêné. Au milieu de la vérité, c’est l’introduction d’un élément artificiel. Mais la dernière demi-heure, quand les loubards découvrent l’amour, est belle et digne des grands moments du Living Theatre. L’apport musical de Nicolas Frize est remarquable.
10.06.82 - Le spectacle de la Comédie de Lorraine intitulé DISSIDENCES réunit une pièce de Vaclav Havel, AUDIENCE, et une de Vinaver, DISSIDENT IL VA SANS DIRE. La première est, à la seconde vision -je l’avais vue au Théâtre Essaïon en son temps avec Garrivier et Arditi- tout aussi percutante qu’à la première. C’est du grand théâtre psychologique. Le jeu de Louis Cirefice et celui de Louis Breuil sont d’une très grande justesse.
J’aime moins la façon dont fonctionne Vinaver, par scènes brèves, avec le truc des personnages qui parlent sans se répondre.
La juxtaposition des deux œuvres fait l’intérêt du spectacle car elle illustre que les « dissidences » ne sont pas le monopole des régimes communistes. L’adolescent qui rejette le schéma de société qui lui est imposé par la démocratie bourgeoise est, lui aussi, un « dissident » à sa manière.
En vérité, le droit à l’individualité, à la personnalité, le droit de ne pas penser comme tout le monde, c’est un thème qui dépasse le contexte politique primaire. Il y ramène, certes, mais il ne peut pas être traité à sens unique en termes partisans. La mise en scène de Dominique Lesage est d’une grande honnêteté et ne s’embarrasse pas d’accumulations de degrés.
11.06.82 - Que c’est bien !... et que je n’ai pas grand-chose à dire. ELS COMEDIANTS rappellent par leur brio le Magic Circus des débuts. Mais sans le contenu, sans la dérision. Ce sont des amuseurs et ils savent faire joli. Ils sont acrobates, chanteurs, comédiens avec abattage, manipulateurs de marionnettes petites et géantes, montreurs de théâtre d’ombre. Les pétards fusent. Les confettis pleuvent. Les enfants sont ravis. SOL, SOLET, sorte de marche vers le soleil s’achève, dans la joie, hors du TEP sur la Place Gambetta. Sûrement prévenus par De Véricourt, les flics du commissariat assistent à la séance de plein air comme des spectateurs. C’est un Carnaval. On rentre chez soi content, comme après une fête réussie qu’auraient réalisée des jeunes Giscardiens espagnols qui auraient eu du talent.
12.06.82 - Elle se tient droite et raide. Sa robe est stricte. Rigueur, dignité, toute sa personne respire l’acharnement à maintenir une ligne ferme, sans concessions, face au vent de l’Histoire qu’elle réprouve et qui la rejette.
Catherine de Seynes incarne Anna Akhmatova, poétesse russe, qui brûlait les poèmes qu’elle avait écrits après que son amie Lydia Tchoukouskaia, elle-même écrivain, auteur de LA MAISON DÉSERTE, les eût appris par cœur. Laurence Kourilsky rend vie à la dépositaire. Elle aussi semble surgir d’un autre temps. Cela se passe entre 1938 et 1940 à Leningrad.
Ce qui unit les deux femmes, c’est que le fils de l’une est en prison, le mari de l’autre en relégation. Elles décrivent l’univers du goulag vu du dehors, à travers la queue des conjoints et parents qui est permanente « là-bas », devant « la grande maison » de la police, ou les prisons. Edwine Moatti a adapté et mis en scène cette lecture de textes, avec une grande économie de moyens et de lumières. Le spectacle est austère à souhait. Il ne dure que soixante-dix minutes. S’imposait-il ? Bien sûr, on ne dénoncera jamais assez l’impitoyable sévérité avec laquelle Staline traitait ses opposants. Surtout si cette répression n’était pas toujours justifiée ! Car le dictateur ne prenait pas de risques. Au moindre doute, il frappait, quitte à le faire à tort. Oui ! Ca n’était pas drôle d’être du côté de ses victimes. Mais franchement, on le savait déjà !
15.06.82 - « Le théâtre du Marché aux grains » de Bouxwiller n’aime pas laisser les spectateurs s’asseoir. Il les entraîne de-ci de-là dans le Théâtre de Gennevilliers, généralement par petits groupes, et globalement seulement un peu après le début et à la fin.
Des actions fragmentaires sont ainsi montrées à chacun, et elles ne débouchent sur rien de lisible : une sorte d’exercice dans le genre des MYSTERIES, sans contenu apparent. Chaque acteur danseur y poursuit sa trajectoire propre autour de thèmes communs, du genre de ceux qu’on distribue dans les cours pour aider les jeunes gens à improviser.
La compagnie s’appelle « Compagnie de danse beau geste ». Je n’appellerai pas « danse », le fait de marcher ou de courir comme le font ces jeunes gens. Quant aux « beaux gestes », leur grâce ne m’a pas frappé.
Le spectacle s’appelle BRISE LAMES. Pourquoi ?
19.06.82 – Je suis tout à fait navré d’être pour quelque chose dans fait que le LIVING THEATRE affronte Paris avec L’HOMME MASSE. En effet, alors que la troupe de Julian Beck explore maintenant avec PROMÉTHÉE et le MATHUSALEM JAUNE un certain type de dialogue direct avec le public, voire de participation, voici qu’il se montre avec un spectacle qui, esthétiquement, semble venir du fond des âges. La gestuelle, les bruits de gorge, les halètements, les cris, les chœurs parlés, sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Ils n’étonnent plus. Ils font désuets, rétros. De surcroît, ils ne sont plus assumés par une troupe américaine techniquement impeccable. Ils sont exécutés tant bien que mal par une équipe disparate que le besoin de perfection n’agite pas. De plus, les parties jouées le sont dans un baragouin français qu’il faut être reconnaissant à la troupe de vouloir prononcer. La difficulté d’articulation oblige le spectateur à un effort fréquent pour comprendre ce qui se dit. Elle amène les acteurs à accentuer le jeu expressionniste. Le spectacle fait référence à Piscator. Mais c’est une caricature d’indications « piscatoriennes » que Judith Malina, le metteur en scène, a inculquée aux artistes.
D’autre part, la pièce de Toller est-elle une bonne pièce ? L’œuvre pose le problème « du conflit entre la violence révolutionnaire et l’idéal pacifiste. L’héroïne, révolutionnaire pacifiste, participe, impuissante, à l’échec d’une insurrection dont elle refuse l’aspect sanguinaire. » Bien ! Cette contradiction est, hélas, réelle, et n’a pas fini d’être au cœur des désastres qu’enregistre la gauche dès qu’elle tend la rose au lieu du poing.
L’ennui, c’est que l’auteur ne met dans la bouche de ses héros que des phrases abstraites, des vérités premières, des affirmations non étayées, ou alors unilatéralement et uniquement intellectuellement. Ce n’est même pas un cours de politique. C’est une série de constatations qu’une distanciation par l’humour ferait peut-être passer, mais qui, assénées avec le sérieux absolu d’une troupe qui a l’air d’y croire, rendent un son débile que même la naïveté n’excuse pas.
Bref, avec ce spectacle, le LIVING THEATRE offre sur un plateau d’argent à ses détracteurs les verges avec lesquelles ils vont le battre ! Il a l’air con dans son message. Et il a l’air d’être figé dans un style de spectacle immobilisé, mais ayant perdu sa rigueur. J’ai peur que la pente ne soit difficile à remonter, surtout que l’autre spectacle présenté, ANTIGONE, est une vieillerie. C’est sûr : on va enterrer le LIVING THEATRE, et c’est stupide car il avait en répertoire de quoi étonner encore. Mais qui le sait, à Paris ?
FESTIVAL D’AVIGNON 1982
En vérité, j’y passe deux jours à mi-parcours :
21.07.82 - « Je les ai bien eus à la Scala de Milan ! » C’est Jérôme Savary qui me parle : « Ils s’attendaient à ce que mon HISTOIRE DU SOLDAT soit subversive, avec du cul et du blasphème. J’ai monté l’œuvre avec un grand respect de Ramuz et de la partition. Toutes les danseuses sont en collant. Résultat : ils m’ont commandé un autre opéra ! »… Ce n’est donc pas moi qui constate que cette réalisation se contente, au niveau du contenu, de coller étroitement au texte. Toutefois, même « assagi », Savary reste Jérôme. Et pour être un peu conventionnelle, la vieille ganache de général que campe Alain Salomon, en guise de « lecteur », n’en est pas moins subversive. La lecture de l’aspect « guerre » est faite de maniement d’armes, de crasse et de sang. On rit beaucoup.
Mario Gonzalès méphistophélique à souhait, et Michèl Lebret, en gentil soldat qui vend son violon -son âme- au malin en échange d’un livre qui accomplira tous ses vœux -mais à vouloir tous les bonheurs, on n’en atteint aucun-, est charmant. La coquinerie, la poésie, sont constamment au rendez-vous de cette illustration de la partition. Il y a toujours au moins une idée par minute. Le réalisateur sait tenir son spectateur en éveil et les formes animées qu’il emploie à la rescousse sont amusantes. Mais il n’a pas cherché à prolonger la signifiance de l’œuvre écrite en 1918, de la rencontre d’un Suisse et d’un Russe expatrié. La guerre a certes été montrée « horrible » à la manière du Circus, mais elle reste une toile de fond épisodique. Et les deux moralités de l’ouvrage (1 : il n’est pas valable pour l’homme d’espérer plus d’un bonheur à la fois – 2 : tel Orphée, si vous luttez contre le diable, ne vous retournez pas quand vous aurez arraché de ses griffes, (ici, conquis la fille du Roi en la guérissant d’une mystérieuse maladie) la femme aimée. Les thèmes sont ceux d’un conte et Savary ne les a pas dépassés. Une bonne, jolie, riche en images, plaisante, agréable, j’irai jusqu’à dire farceuse, soirée, voilà ce qu’il nous offre, avec la participation de quatorze stagiaires, danseuses et danseurs montpelliérains pleins de bonne volonté, et celle d’un orchestre également languedocien, qui souffre mal la comparaison avec la bande sonore enregistrée par je ne sais quelle formation, qui est passée à la fin et qui m’a fait me retourner tandis que je quittais la salle, tant soudain je recevais l’impression que les musiciens se mettaient à jouer bien !
21.7.82 - À 23 h 30, en vérité à 0 h 50, Savary accueille sous le chapiteau du N.T.P.M. un groupe de Montpellier appelé ZÉRO DE CONDUITE. Ce sont trois garçons et une fille, qui m’ont fait penser au RADEIS, tant ces Méridionaux manient un genre d’humour flamand. Ils sont professionnels, ont des trouvailles certaines, mais leur spectacle, présenté comme une série de sketchs musicaux, est inégal.
Surtout, il m’a paru décousu, manquer d’une idée directrice. À la limite, c’est une juxtaposition de gags.
Mais, soyons justes : ils sont drôles et souvent surprenants.
22.07.82 - L’écriture théâtrale des « Yeux du lion » est résolument cinématographique. Le spectacle commence carrément par un générique. Ensuite, les décors projetés, le fond musical quasi-permanent, les voix des acteurs exclusivement diffusées à travers la sono, les panneaux mouvants animés de rotations alertes, confirmeront le parti, qui est assumé avec rigueur dans des éclairages superbes et avec une gestuelle peut-être un peu trop voulue, mais belle et parfaite. À l’intérieur de ce carcan, les acteurs ont du mérite à « faire passer », si j’ose dire, du « théâtre ». L’un d’entre eux y parvient superbement. Philippe Puech incarne un vieux travelo danseur mondain en grand acteur. L’émotion qu’il fait passer est certes aidée par la musique de LA STRADA qui l’accompagne. Elle n’en est pas moins réelle à un très haut niveau.
Les thèmes s’entremêlent dans LES YEUX DU LION. Parmi ceux qui ont toujours été chers à Gelas, il y a le béton de la grande ville ; la violence policière, banale, ordinaire, routinière ; l’amour des strass du music-hall ; le goût des références cinématographiques, ici hommage à Fellini et à son Zampano. Le thème de l’amour y prend, me semble-t-il, l’importance d’un exorcisme. C’est du couple en déliquescence, en délabrement, qu’il s’agit, de l’amour, oui, mais de celui qui se ronge, qui se détruit, qui se finit, qu’il est question ; en bref, de la rupture lente entre des êtres qui se quittent avec désespoir.
Consciemment ou non, Gelas y a mis sûrement beaucoup de lui. Heureusement, ce n’est pas Nicole Aubiat qui joue l’épouse fuyante du policier. Georgia Lachat fait bien plus qu’elle « femme légitime ». Elle, Nicole, c’est Tim, « vieille danseuse mondaine ». Pourquoi le programme imprime-t-il « vieille » ? C’est elle qui reprendra, au cabaret, le rôle de la vedette travelo qui meurt de ne plus pouvoir chanter, et j’ai eu l’impression que la jeunesse, à travers elle, assurait la fidélité à l’œuvre (dérisoire, mais qu’importe !) d’un ancien, sa continuité dans le respect.
Quel rapport existe-t-il dans la tête de Gelas entre ce personnage d’habilleuse, souffleuse, confidente, soignante, amie de la vedette, et le fait que cette femme débarque dans un commissariat pour porter plainte contre les yeux d’un lion qui brillerait dans la nuit ? Il y a sûrement un symbole, mais il m’a échappé. De même, pourquoi cette « affaire » illogique convainc-t-elle l’inspecteur, en train de craquer, de ne pas donner la démission qu’il allait rédiger ? Mystère. Mais ça n’a pas beaucoup d’importance. On se laisse embarquer dans une course en quatorze stations, à la chasse de quelque chose d’impalpable, d’indéfinissable, et on marche, on suit. Il est vrai que les moyens employés pour nous aliéner sont racoleurs. Gelas veut de l’efficacité et il l’obtient.
Tant mieux ! À part un passage à vide, un brin longuet, vers le milieu du spectacle, le rythme est toujours soutenu. C’est de la belle ouvrage avec laquelle le CHENE NOIR peut prendre un nouveau départ.
22.07.82 - 22 h 30. Sous un chapiteau de l’Île Piot, le Théâtre de LA MIE DE PAIN joue SÉANCE FRICTION devant une cinquantaine de personnes, ce qui me paraît bien, vus le lieu et l’heure. Ils sont huit, cinq garçons et trois filles, du moins je crois, car il y a au moins une personne au sexe ambigu… En moins fou, c’est le CONCERTO du 4 L 12. En moins poétique aussi. La dimension n’est pas la même. Mais on rit. Les gags sont nombreux et drôles. Ils ne sont jamais « faciles ». D’un autre côté, avec cette équipe, le concert a vraiment lieu. Il est court mais tous savent jouer de la flûte. C’est une troupe à suivre.
et puis je suis parti en vacances.
30.09.82 - Ayant voulu prouver à son public -et aussi au Ministère- qu’il existe toujours, le Centre Dramatique de La Courneuve, compagnie toujours avec feu et lieu, mais depuis quelque temps sans maître, a, pour cette fois, fait appel à Jean Brassat, professeur de l’école, pour montrer CÉLIMARE LE BIEN-AIMÉ de Labiche.
Il y a deux manières de monter Labiche. La première, sautillante, truffe de gags les situations et offre aux acteurs des possibilités infinies de s’épancher à gros traits. Nous en avons eu récemment un exemple étourdissant avec LE VOYAGE DE MONSIEUR PERRICHON, de la Comédie Française, ou le moins qu’on puisse dire est que Jean Le Poulain s’y épanouissait largement. Dans cette acception où le rythme est essentiel, je pense que CÉLIMARE LE BIEN AIMÉ doit durer environ quatre-vingt-dix minutes.
Jean Brassat a tiré plus du double des trois actes « mincets », en employant la deuxième matière : celle, inventée par les écoles brechtiennes et « planchonniennes » il y a un quart de siècle, et qui consiste à replacer auteurs, ouvrages et personnages dans le contexte social du Second Empire français, celui de Napoléon III.
Observateur minutieux des mœurs de sa classe sociale, Labiche portait au vaudeville les travers de ses contemporains, mais selon un regard qui n’était pas révolutionnaire : il ne s’agissait pas de dénoncer, mais de chiner certains traits de moralité. On était ENTRE SOI. L’auteur n’était pas le porte-parole du prolétariat opprimé. Même, au contraire, chez lui, les gens du peuple s’en tirent bien. Ce sont eux qui sont vus de l’extérieur. Leur situation n’est pas analysée. Ils sont domestiques, coches, serviteurs, roublards et désireux de s’enrichir. Les bourgeois, eux, sont divisés en jeunes et vieux, en cocufieurs et cocufiés, en voleurs et volés, mais l’argent -surtout dans CÉLIMARE- est leur moteur principal, et chacun peut être demain ou a été hier ce qu’il n’est pas aujourd’hui. Leur monde obéit à des règles de comportements précises. Un trait de caractère suffit à personnaliser gogos et coquines ; l’auteur ne s’embarrassait pas de subtilités.
Ainsi n’est-il pas très difficile à un dramaturge désireux d’inculquer des leçons d’Histoire à des spectateurs actuels, de tirer des signifiances vigoureuses de ces attitudes, agissements et lâchetés qui ne baignent pas dans l’humanisme, et qui sont au premier degré ! Jean Brassat a trempé son pain dans cette soupe que, quant à moi, je juge démodée. Oui, vraiment, à mes yeux, ces représentations qui gommaient le comique, qui visaient à faire grincer les rouages sous prétexte de les démonter, qui tendaient à tirer des leçons en attribuant abusivement à l’auteur un œil critique de classe, et qui étaient lourdes, pesantes, parce que le rythme était cassé, et parce que laisser rire les gens eût été indigne du haut parti voulu, je pense qu’elles correspondent à un effet dépassé. Je ne veux plus m’ennuyer au théâtre et je ne veux pas qu’on m’impose de réfléchir entre chaque mot prononcé, surtout quand ceux-ci ne sont pas d’un poids délirant.
Les comédiens de La Courneuve assument avec rigueur l’entreprise. Grâce à leur excellence, le texte passe et arrive à faire rire. Dominique Brodin est remarquable en beau-père, et je le dis d’autant plus volontiers que c’est la première fois qu’il me frappe. Le meilleur est Jean-Luc Mathevet, qui campe un Pitois, domestique, haut en couleur. Le plus fade est malheureusement Jean-Pierre Pouret, qui incarne un Célimare sans brillance.
Le spectacle manque beaucoup de musique. Antoine Duhamel s’est borné à illustrer les couplets écrits. C’est insuffisant.
01.10.82 - BAGATELLES EXPLOSIVES, inspiré par le « théâtre futuriste italien », a quelque chose de VARIETA au niveau de la conception. Mais LE THÉATRE DU HANGAR n’a pas le talent des CLOWNS MACLOMA, et les sketchs qui se succèdent dans le spectacle volent trop souvent au ras du sol. Les musiciens sont laborieux, les actrices et acteurs médiocres. On s’ennuie. (Villejuif / Rencontres)
02.10.82 - J’ai vu « abouti » le JULES FERRY de Dominique Houdart, spectacle pédagogique que tous les professeurs d’Histoire devraient appeler à la rescousse, pour illustrer leurs cours sur les deuxième et troisième Républiques Françaises et sur l’Empire de Napoléon III. Certes, le spectacle est orienté, et nul ne saurait y trouver d’ambiguïté politique : la troupe est à gauche. Justement, il est dans la bonne ligne. Qu’attendent les enseignants pour se l’approprier ?
Car il est efficace : textes, chansons, images, acteurs et marionnettes rivalisent pour lui conférer un rythme vigoureux assumé avec un professionnalisme certain, sauf parfois lorsque les chanteurs semblent avoir quelque peine à atteindre un point d’orgue que « l’orgue Raffin » ne dispense pas toujours -il faut le dire- avec clarté !
Même Jeanne Houdart, dont la voix magnifique se perfectionne de spectacle en spectacle, ne s’y retrouve pas toujours. Mais c’est un détail : d’image d’Épinal en image d’Épinal, la troupe désormais vosgienne se vautre avec bonheur dans le premier degré.
Il faut rendre un hommage tout particulier à Alain Roussel : c’est lui qui a réalisé les décors et les poupées, tout ce qu’on voit, les masques aussi, et c’est très joli. N’oublions pas que Houdart et son équipe ne sont que des metteurs en œuvre, manipulateurs, chanteurs, acteurs, mimes, pas les créateurs des marionnettes. Ils font merveille avec ce matériau fait par un autre. Cela doit être clair. On ne le dit pas assez, me semble-t-il.
04.10.82 - Attention ! « Les moutons arrivent à fond de train sur des échasses », clame Arrabal lui-même dans un micro vers 21 h 30, juste avant que l’impatience du public, convié depuis 20 h 30 à écouter un mélange de musiques orientales et de lied allemands tout en considérant un gourou assis en tailleur qui joue avec des fils, ne tourne à l’émeute.
Sur la scène, on voit alors un mobilier hétéroclite, et notamment quatre lits de style -mais qui ne serviront à aucun ébat-. Au premier plan, un fauteuil dans lequel est assise la grand-mère, et à côté, sur un matelas, une maquette en papier de ville à gratte-ciel, qu’une régisseuse sobrement vêtue enflammera laborieusement. C’est peut-être le monde tel que le perçoit une gamine, vêtue comme Lewis Carroll voyait Alice, avec en toile de fond un portrait de diplodocus. Trois hommes et trois femmes presque nus évoluent dans cet univers. Signifient-ils l’humanité des premiers âges préhistoriques ? Ou au contraire la déchéance des temps post-atomiques ? Une bande sonore hurlante semble distiller des sons de guerre : avions, bombes, etc… Mais je n’en jurerai pas, car ce sont, évidemment, des sons transposés. Aux larves humaines qui ne cessent de grouiller avec une pudique obscénité, l’enfant imaginative oppose sa famille, et d’abord sa mère, qu’elle tuera une bonne vingtaine de fois pendant la représentation -mais Marie Pillet, qui incarne la mégère avec un certain érotisme, ne cessera pas de renaître de ses trépas- au désespoir de certains spectateurs qui, vers 23 h, commencent à perdre l’espoir qu’un dénouement survienne.
La mouflette a aussi un père paillard et un ami dudit, chasseur de papillons. Au-dessus de sa tête, un funambule passe et re-passe, tantôt avec une ombrelle pour s’équilibrer, tantôt avec des grandes et belles ailes, noires puis rouges.
Des musiques –comptines- flamenco, fugues et symphonies- surgissent de-ci de-là, jusqu’à dominer les bruits. Pas, ou guère de paroles. Les acteurs vont et viennent sans beaucoup de justifications.
Voilà, je vous ai donné une version, mais rien n’est cartésien dans ce spectacle où Arrabal, une fois encore, nous livre ses fantasmes. Avec l’âge, il le fait moins scandaleusement. Il faut dire aussi qu’on les connaît par cœur, avec leurs symboles, ciseaux, couteaux, Mickey, fusils, revolvers, poupées, costumes fin XIX ème siècle etc.… Il faut dire aussi qu’ils sont exhibés ici sans rigueur. Comme dans PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS, c’est la bande-son qui est sans doute supposée conduire les mouvances des acteurs. Mais celles-ci sont molles, floues. Chacun, chacune fait ce qu’il peut, mais il n’y a pas eu de réelle direction. Ca se sent.
Il paraît que la soirée -au Palace- sera unique à Paris. Ce n’est pas un événement.
05.10.82 - Un grand mérite de Sylvie Mongin, et de son metteur en scène Guy Naigeon, c’est qu’ils sont pudiques. Obligée de se mettre nue pour obéir aux injonctions du texte qu’elle a choisi, l’actrice le fait avec un éclairage si sombre, que c’est à peine si l’on devine son triangle noir se détachant sur le blanc flou de son corps.
MADEMOISELLE ELSE, d’Arthur Schnitzler, nous ramène psychologiquement aux scrupules de conscience qu’éprouvaient dans certaines circonstances les jeunes filles d’avant les contraceptifs ; tout le texte, au demeurant beau, tourne autour d’un thème unique : le père de la belle va faire faillite. Il demande à Else d’emprunter pour lui trente mille Florins à un baron Von quelque chose qui accepte, à condition -qu’il paraît peu exigeant !- qu’elle se montre à poil devant lui !
Pendant quatre-vingts minutes, elle tournera autour du pot, choquée -on le serait à moins- que ses parents aient pu lui confier une telle mission. Finalement, elle s’exécute et se suicide.
Ainsi conté, le sujet paraît suranné. L’est-il vraiment ? Cette magnification de la virginité, du corps trésor que des regards non maritaux profaneraient, n’est-elle pas en train de surgir dans un des wagons du train en marche de l’obscurantisme ? Je ne sais pas.
Ce qui est sûr, c’est que l’actrice a une présence tchékhovienne très efficace et qu’elle réussit à transmettre -quel qu’il soit- son message avec un grand art d’aliéner les spectateurs. Grâce à elle, et malgré Charlotte Nessi qui lui donne un contrepoint musical destiné à souligner le côté romantique à rebours de la démarche, mais qui malheureusement est une piètre pianiste qui massacre le CARNAVAL de Schumann, le spectacle se laisse voir.
06.10.82 - Lire le programme est indispensable pour comprendre PURGATOIRE À INGOLSTADT au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Le metteur en scène Hans Peter Cloos ne s’abaisse en effet pas à expliciter l’anecdote contée par Marie louise Fleisser. Fi donc ! Il préfère nous montrer SA lecture qui suppose que son public sait de quoi il s’agit. Ainsi espère-t-il faire admirer ses variations.
Nous sommes en 1926. Marie louise Fleisser, qui est une des maîtresses du jeune Brecht, fait jouer cette pièce qui doit être un peu autobiographique, puisqu’elle-même est native de la petite cité bavaroise. Elle y narre l’histoire d’une jeune fille « qui veut partir ». Elle est amoureuse d’un garçon. Elle est enceinte. Il la pousse à avorter. Elle se jette à l’eau. Démoralisée, elle « veut rentrer à la maison ». Mais là, elle a le cafard. Elle part « retrouver ceux qui sont responsables de son malheur ».
Il faut dire qu’Ingolstadt n’a pas l’air d’être une joyeuse localité. La religion y règle les comportements visibles des gens. Tout acte y est social et conventionnel. Bien entendu, Freud est au rendez-vous des frustrations et c’est, bien sûr, ce qui a intéressé le transfuge carriériste de la ROTE RUBE.
Son « SKARABEUS » transporte le monde de « l’après l’autre guerre », dans une espèce d’univers contemporain. En toile de fond, il y a une VW garée sur le bord d’une autoroute. On regrette qu’elle ne roule pas car son statisme détonne, environné comme il l’est par des vidéos qui montrent des extraits de films célèbres et de bandes d’actualités, qui ne sont d’époque que dans le souvenir nostalgique d’un Allemand qui n’était pas en âge d’être actif sous Hitler, mais qui visiblement eût adoré le servir. Il l’excuse d’ailleurs, en clair, puisqu’avec insistance il montre successivement plusieurs fois le dictateur passant en revue ses soldats, et Churchill faisant la même chose. En chair et en os, un danseur terriblement précis et sûrement homosexuel, fait, à la barre, vêtu en SS, des exercices d’une haute signifiance virile. Bien sûr, il y a des nudités, mais de toute manière, les filles du spectacle passent la soirée à montrer leurs jambes, et elles ne sont culottées que pour que ce soit plus érotique.
Et l’anecdote, me direz-vous ? Et le texte ? Bah ! Si on sait tout d’avance, on s’y retrouve. Je n’ai pas lu la pièce jouée en 1926 à Berlin, mais il n’est pas possible que son langage ait été aussi « moderne », c’est-à-dire réduit à un tel squelette. Une phrase par-ci, un mot par-là. Pour le reste, amusez-vous à décrypter ce qu’a voulu montrer le dompteur avec ses musiques, ses bruits de verre cassé et d’eau qui coule, ses douches administrées, ses allées et venues de personnages en agitation perpétuelle -mais, ô combien, avec ordre !- et finalement avec son type qui se pend, ce qui fait soupirer d’aise le spectateur car il comprend que ça va annoncer la fin. Une scène marque la vraie heure. C’est bien : on sait où on en est du temps qu’on perd !
Un soir à Bruxelles
07.10.82 - LE PRINCIPE DE SOLITUDE EST UN « roman », je dirai plutôt un poème fleuve, de Marc Guyon, un homme de trente-cinq ans qui a un curieux compte à régler avec la gent féminine. Attention à ce que j’écris : sa diatribe n’est sûrement pas « curieuse » pour tout le monde.
En premier lieu, le héros reproche à sa mère de l’avoir mis au monde. Pire, elle l’a voulu et cela lui semble monstrueux parce que, LUI, on ne lui a rien demandé, n’est-ce pas ?
Il a passé son enfance dans un univers de femmes, il a baigné dans une vie féminisée de toutes parts. Mais point d’idéalisation dans ce souvenir. Au contraire, ce sexe opposé lui semble dégoûtant, et l’idée qu’il est passé par là pour naître lui fait horreur.
Allez vous étonner, après cela, que sa première tentative sexuelle ait été un désastre ? Avec un sentiment de culpabilité pour la semence perdue, il se réfugie dans la masturbation. Et, si j’ai bien compris, peu à peu, il s’identifie à son jeune frère, qui est idiot. C’est dans une chambre d’un hôpital psychiatrique que nous faisons sa connaissance : il s’y raconte. Il se croit devenu mongolien. Il le fait en des termes très crus, torrent verbal au demeurant beau et non abstrus. Un souffle de grande tragédie habite sa confession passionnée. On peut ne pas adhérer au contenu de l’œuvre, ne pas se sentir concerné par cette répulsion mêlée d’attirance, rejeter ce vomissement d’insultes contre la création, d’injures contre le monde. On ne peut que rendre hommage au langage, sinon au discours. Il n’est pas de surcroît possible de nier qu’il s’agisse d’un thème contemporain. La mort et la merde occupent beaucoup les pensées de nos jeunes. Ici, l’homme impuissant n’appelle même pas la mort. Il revendique de ne pas vivre, il proteste contre le fait d’être né. Quelque part, n’est-ce pas pire ? D’autre part, il ne se vautre pas dans le stupre et le vice avec jouissance, comme un Bukowski. Son corps, sa saleté le dégoûtent. Lui-même se regarde comme un excrément chié par sa mère. Aucune rédemption à l’horizon, aucun rêve de ce qu’il pourrait devenir, de ce qu’il aurait pu atteindre si… La fange n’est pas un tremplin vers quelque paradis artificiel ou non : elle est un état.
Le personnage le dit : il attend. Quoi ? Rien. Il attend, c’est tout. En d’autres temps, j’aurais récusé cette philosophie carrément débilitante. D’ailleurs, je la refuse, bien sûr, mais je la constate, je ne peux pas lui réfuter l’existence. Or, elle est ici montrée à l’état pur, en « principe ». « Principe de solitude » ne doit pas entraîner à une erreur : c’est une œuvre sur une certaine solitude, conséquence de la naissance, du rejet des autres, et de l’impuissance. L’acte de chair « solitaire et sans joie », la masturbation, en est l’aboutissement. Mais ce n’est pas un texte sur la solitude en général. Ce sujet-là se sépare volontairement de la collectivité.
Vous étonnerai-je si je vous dis que Raphaël Rodriguez, ayant à faire évoluer son malade dans une chambre de clinique minutieusement décrite par l’auteur comme étant rigoureusement classique, a réalisé une scénographie tout à fait sans rapport avec ces indications ? « Ce n’est pas une vraie clinique », affirme-t-il. Jean-François Delacour se meut donc sur du sable. Du vrai. Du belge. Du des dunes de La Panne. Du beau. Du fluide. Dans les raies de lumière envoyées par les spots, il coule. Le héros a donc les pieds mal assurés. Pour se réfugier, il a un lit, mais le contraire d’un lit d’hôpital, une sorte de couche jamais bordée aux draps jamais lavés. Au demeurant, il n’y a même pas de draps. Une table signifie l’univers familier de l’enfance. Le garçonnet se glissait dessous au risque de recevoir les coups de pieds des adultes. Tout autour de l’aire de jeu, il y a des glaces. Le pauvre hère s’y contemple nu ou vêtu alternativement. Les spectateurs s’y mirent aussi, ainsi amenés à être voyeurs d’eux-mêmes en même temps que de l’artiste.
J’ai déjà cité son nom. Jean-François Delacour trouve sans doute beaucoup d’affinités entre lui et son personnage. Il s’y identifie avec beaucoup de conviction devant le public. On sent qu’il s’investit. Comme c’est un remarquable professionnel, sa composition est très convaincante, très aliénante. Il « passe », comme on dit. Je ne sais pas ce que Marc Guyon penserait de la clinique vue par Rodriguez. Mais il peut se féliciter de son interprète : le message est totalement assumé. Sans complaisance, sans narcissisme, sans vulgarité.
09.10.82 - Après Bruxelles, son Théâtre de l’Esprit Frappeur, son « Principe de Solitude » et sa pluie, me voici ce soir à Séville, où LA CUADRA a créé il y a cinq jours le spectacle qui, en 1983, va faire le tour de la France : NANAS DE ESPINAS, « Berceuses d’Épines », d’après NOCES DE SANG de F.G. Lorca.
Disons-le tout de suite, je ne regrette pas le voyage. C’est un superbe spectacle digne d’une troupe désormais sans défaillances -on se rappelle qu’HERRAMIENTAS avait, en son temps, déçu d’aucuns-, et c’est d’autant plus méritoire que Salvador Tavora y explore une voie nouvelle pour son équipe : NANAS DE ESPINAS se réfère en effet à un texte écrit, et pas n’importe lequel, un grand et beau poème dramatique archi-connu, pour ainsi dire un classique. L’entreprise était périlleuse car, pour la première fois, elle faisait entrer la troupe dans un système « référenciable », ailleurs que simplement dans ses racines andalouses folkloriques. On pouvait aussi craindre que la démarche ne signifiât un recul par rapport aux messages plus immédiatement ancrés dans le contemporain, délivrés jusqu’ici par un homme qui n’avait jamais interpellé que ses propres racines culturelles à travers ses propres moyens artistiques, sans passer par le biais d’une œuvre conçue hors de lui, à son insu, avant qu’il soit né, et ailleurs.
La réussite vient de ce qu’il n’a pas monté NOCES DE SANG, mais INTERROGÉ l’œuvre. Il la CITE. Elle commande toute sa variation. Mais il n’est pas tombé dans le piège de la jouer, ce qui eût fait surgir, comme dans la malheureuse MARIA PINEDA de Viviane Théophilidès, ses aspects mélo désuets. Même, lorsque des fragments sont parlés, ils sont dits plus que joués. Les dialogues sont transformés en monologues. SEULES LES FEMMES PARLENT. Les hommes se contentent d’OBÉIR au code obscurantiste auquel l’éducation leur a inculqué qu’on ne pouvait pas échapper, à des règles qui, dans ce pays cruel, ne craignent pas d’exiger la mort pour des « fautes » qui n’ont qu’un tort : celui de déranger l’ordre social. Le monde que décrit Lorca, c’est le même que celui du film YOL. En France, on peut le croire dépassé. Je ne suis pas sûr que le monstre ne soit pas qu’assoupi. Mais, bien sûr, joué tel qu’il a été écrit, le texte peut faire suranné. Les situations peuvent sembler d’un autre âge et étrangères. S’il n’y avait pas la langue, la merveilleuse et si bellement imagée langue de Lorca, et puis, bien sûr, la « chance » qu’il a eue d’être assassiné par les Franquistes, acte tragique qui « collait » de façon providentielle à son œuvre, comme s’il en était l’aboutissement logique, il ne ferait plus mouche chez nous. La stupide Viviane Théophilidès qui n’a vu MARIA PINEDA que de l’extérieur, s’y est royalement cassé la gueule. La langue oui ! La forme NON ! Le message de Lorca ne peut plus passer qu’à travers un autre regard. Lui être fidèle, c’est le transposer. Puissent ses héritiers le comprendre.
Salvador Tavora a quarante-cinq ans aujourd’hui. Il n’a « étudié » que jusqu’à l’âge de treize ans. Ensuite de quoi -on travaillait jeune sous le franquisme- il fut ouvrier soudeur. Dans ce spectacle-ci, la soudure n’apparaît pas, mais je me demande si ce n’est pas pour la première fois. Par contre, ce qui apparaît, c’est le taro de la corrida. Modifié. C’est une étrange machine assez irréelle, une sorte de sarcleuse que manipulent trois anges de la mort masqués. Toros, ils seront aussi soldats du dictateur, faucheurs, Nazaréens, ces participants de la procession de la Semaine Sainte à Séville que le jeune homme a toujours connus, qui font partie de son être intime. Il a participé à ces fêtes car il fut aussi toréador, et peut-être y serait-il encore si un jour un de ses amis n’avait trouvé la mort dans une corrida. Il devait, en ce temps, acheter lui-même son taureau. Il avait droit de le revendre en boucherie après l’avoir tué. Par glissement, il fut un temps boucher dans un marché. Il chantait, à ces heures de loisirs, avec des groupes folkloriques. Et c’est comme ça qu’un jour une troupe amateur invitée au Festival de Nancy, parce que le journaliste Monleon avait remarqué son spectacle (ORATORIO) -mais Kokossowsky dépêchée sur les lieux avait décrété qu’un spectacle andalou (la troupe était le Teatro Lebrijano) ne pouvait pas venir sans un chanteur andalou- se l’adjoignit pour l’occasion. Nancy fut pour cet homme une révélation.
D’abord il y rencontra Lilyane Drillon, aussi intellectuelle qu’il l’était peu. Elle compliqua la vie de cet homme marié et père, mais elle lui apprit aussi à regarder le monde autour de lui. Il vit des spectacles. Il découvrit ses propres possibilités, et c’est ainsi que, rentré au pays, il abandonna le chant commercial pour plonger dans ses racines.
Il créa LA CUADRA, c’est-à-dire L’ÉCURIE, du nom du lieu où il répétait. Il monta QUEJIO qui fut, grâce à Lilyane Drillon, invité par Lang dans le cadre du Théâtre des Nations. On connaît la suite.
Si j’ai raconté cette vie mal connue, c’est parce que ce parcours et cette union -aujourd’hui terminée- avec une fille d’une autre culture, d’un autre milieu, expliquent comment l’instinct et l’intelligence à l’état inculte ont pu mener Salvador Tavora à être, je crois, un des plus remarquables réalisateurs actuels, à l’écoute d’un lui-même qui recoupe la sensibilité contemporaine et capable de le transposer en un art qui n’a rien de personnel, si « personnel » veut dire « original » paradoxalement.
Dans NANAS DE ESPINAS, la violente est présente, le sadisme est là, la machine fasciste est terrifiante, MAIS JAMAIS je n’ai eu, comme avec H.-P. Cloos par exemple, l’impression que le réalisateur en était nostalgique. D’ailleurs, comme dans YOL, il ne dénonce pas, il montre. Et cela suffit. Mais on n’est pas au cinéma. Il ne montre pas réalistement. Il est poète. Les sons sortent de lui harmonieusement.
Vous rappelez-vous l’anecdote de NOCES DE SANG : une jeune fille riche est fiancée à un garçon pauvre. Celui-ci est écarté par la famille. Il se marie ailleurs. La fille épouse un garçon riche. Le soir de ses noces, elles part avec le garçon pauvre. Les deux mâles s’entretuent.
Dans le spectacle de LA CUADRA, dix « situations » sont montrées. La première, « Prélude en blanc et rouge », est d’abord une musique, une de ces musiques brillantes et rythmées de la Semaine Sainte. Un objet, sorte de haut encensoir, mais de trois mètres de diamètre, relié par des chaînes à deux hommes, va s’élever peu à peu vers les cintres. Une femme apparaît, tenant un linge blanc taché de sang, qu’elle dépose au bord du proscénium.
Dans la deuxième situation, le texte de Lorca est dit ; la mère harangue son fils : « Ah si le couteau n’existait pas ». Par l’objet stigmatisé, le drame est annoncé. Trois : la danse des Nazaréens. Ce sont des hommes masqués pour qui la violence se mêle à la religiosité. En pas de flamenco, l’un d’eux exprime la virilité figée dans des figures stylisées. Quatre : une berceuse. Retour à Lorca. Quelques phrases. La femme de Leonardo s’inquiète de son trouble. Aussitôt après, cinq, les préparatifs de la noce. Solennellement, la fiancée reçoit la couronne de fleurs d’oranger, mais elle n’éclate pas de bonheur. Surgit alors (six), menée par trois hommes noirs masqués, la machine de la peur, cette faucheuse modifiée dont le moteur crache des flammèches. S’y prendre un doigt équivaudrait à se le faire broyer. Sept : c’est la Noce, toute en musique et en danses. Mais la joie n’est pas là et le drame est signifié par l’amant, qui dérobe sa guitare au marié. Huit : la mort est sur la place. La machine revient et, cette fois, elle est les trois chevaux qui, dans les corridas, débarrassent l’arène du taureau mort. Ici, elle entraîne un des cadavres. L’autre est tiré par une corde. Neuf, dernier retour à Lorca texte : c’est la scène où, après la mort des deux garçons, la fiancée vient dans la maison de la mère et de la femme de Leonardo pour qu’elles la tuent. Ce qu’elles lui refusent. Dix, tout est bouclé, une dernière fois l’encensoir, qui, par ses mouvements, a ponctué les scènes, retombe telle une chape, sur les artistes. Deux cavaliers romains qu’on avait déjà vus au début -ils appartiennent au folklore andalou- s’enfoncent dans le noir. Tout est dit, joué, chanté, dansé. Une odeur d’encens se répand.
Voilà, j’en ai écrit plus que d’habitude. Le spectacle le justifie en partie. Pour le reste, c’est parce que je suis le premier en France à l’avoir vu, et que je vais devoir en parler. Il me fallait des souvenirs.
12.10.82 - Un grincheux de mes amis disait : « Ce n’est pas du théâtre. » En effet, il n’y a pas de personnages, pas de dialogues. Il y a trois narrateurs qui récitent des fragments -très larges- d’un roman de Michel Tournier : LE ROI DES AULNES.
« Il n’y a pas de mise en scène », râlait le même grincheux. Il est vrai que la mise en espace des acteurs ne paraît pas répondre à des impulsions justifiées psychologiquement. Ils vont et viennent lentement, dans un dispositif fait d’un fond et de six paravents très hauts sur lesquels sont projetées des images, toutes très belles, certaines magnifiques avec des contrastes produisant des effets de relief saisissants. Sur la scène, une cuvette de WC, un table et un réfrigérateur, symboles sans doute de quelque chose, ne servent guère utilement. Des gamins, partie intégrante de l’environnement, sont assis ou couchés à droite et à gauche avant l’entracte, sur scène après. Ils finiront par former un petit orchestre.
« Ils paraphrasent. Quand on dit de la poésie, il ne faut pas faire de la poésie, sinon on devient emmerdant », clamait encore le grincheux, et je le trouvais injuste car moi, justement, je ne m’emmerdais pas. Je trouvais que Jean-Philippe Guerlais, Nicolas Pignon et Pierre Remund faisaient fort bien passer, avec l’aide d’une bande-son dont le réalisateur n’est pas nommé dans le programme, « le message » de l’auteur.
En vérité, le spectacle d’Irène Lambellet est fort beau. Ce que l’œil voit est souvent superbe. Ce que l’oreille entend est fréquemment d’une magnifique harmonie. Michel Tournier a une langue, on ne saurait le nier. Et après tout, son style justifie que la maison Gallimard l’édite. En France, on ne censure pas les pédophiles quand ils ne font qu’exorciser leur penchant pour les jeunes garçons par la plume. Et il est devenu licite, sinon à la mode, d’exprimer en 1982 une admiration pour l’Allemagne hitlérienne, du moins pour celle du « matin des magiciens » qui fonctionnait mythologiquement, mythiquement, rituellement, forte, pure racialement, blonde aux yeux bleus, exaltante, quitte, grâce à une théorie des inversions -qui n’est peut-être (peut-être pas ? ) qu’une commodité pour faire passer la thèse- à déplorer l’antithèse des camps de la mort et des brutalités : fatalité des oppositions qui, à une chose aussi magnifique que LE ROI DES AULNES, ERLKÖNIG, et ses mystères métaphysiques, dressait en contraire une horreur matérielle, bassement terre à terre, ( ?) évoquée, il faut bien le dire, en fin de parcours, comme pour quémander les suffrages des critiques que le nazisme n’a pas rendu béats d’admiration.
Car c’est le sujet. Résumé, il se ramène à ceci : Abel Tiffauges, garagiste près de la Place des Ternes, très attiré par les gamins, et les gamines, au point d’être arrêté à la veille de la guerre sous l’inculpation de meurtre, libéré uniquement parce que son affectation militaire l’appelait en première ligne, fait prisonnier, est envoyé en Prusse Orientale comme factotum dans un de ces haras humains où l’hitlérisme élevait des jeunes aryens dans l’idée d’en faire les géniteurs de la race impeccablement pure.
Peu à peu, son admiration pour tout ce qu’il voit lui gagne la confiance de ses geôliers et, en 1944, il est finalement seul à diriger le camp, ayant troqué a tenue de KP contre un uniforme allemand. Ah ! Que de torrents d’éloquence alors, pour décrire ses chevauchées viriles, et son boulot qui consistait à dénicher et à arracher à leurs mères les mômes qui lui semblaient avoir les qualités requises !
Soyons justes, quand il voit, en 1945, passer sur la route des convois de déportés, non loin de son domaine vidé par la Wehrmacht en quête de chair à canon de plus en plus jeune, il semble, après l’étonnement, éprouver quelque réprobation !
Ephraïm, enfant juif échappé qu’il nourrira et réchauffera viendra à point nommé pour montrer au lecteur -au public- que son amour de la peau des petits garçons n’allait pas seulement à la chair laiteuse et blonde.
Cette constatation ne suffisant sans doute pas à la réhabiliter, il s’enfoncera -tel le géant de la mythologie- dans les sables mouvants des marais, avec le jeune Juif le chevauchant sur ses épaules…
Voilà ! Irène Lambelet et Jean-Philippe Guerlais sont suisses. On ne peut donc pas leur reprocher -d’autant plus qu’ils sont des enfants d’après-guerre- d’être eux-mêmes fascinés par l’Allemagne des Walkyries et du Walhalla ! Cette fascination a forcément joué dans le choix qu’a fait l’ORBE THÉATRE de porter à la scène un texte qui ne demandait qu’à rester dans les pages d’un livre. Ce choix, après Céline, les désigne. Car, si cette fascination des mythes de la grandeur germanique recoupe quelque part une sensibilité contemporaine, ce n’est pas celle de tout un chacun.
Je crois qu’ils explorent des voies dangereuses au bord de certains abîmes où s’est déjà engouffrée l’âme humaine. Pour eux, la « bête immonde » de Brecht ne l’est -dixit Tournier, le malin- que par son INVERSION ! HUM !...
Franchement, moi, je n’aurais pas entrepris cette production. Mais peut-être aussi est-ce parce que je n’ai aucune indulgence non plus pour les pédophiles. Il est vrai que les pédés trouvent dans la virilité SS matière à affirmer qu’ils ne sont pas décadents. Ce n’est pas mon avis.
ma première sortie est pour le l’UNITÉ ET CIE.
Le hangar à locomotives de Trappes vaut bien l’usine désaffectée de Seine-Saint-Denis, où Engel nous avait convié pour son INFERNO. Mais les démarches sont différentes. C’était le tout-Paris élitaire que le T.G.P. invitait dans un lieu insolite. Les habitants de la banlieue n’étaient pas concernés. Au contraire, il leur était plus difficile d’aller au spectacle, puisqu’ils devaient faire une détour par la Gare du Nord, pour revenir sur leur territoire avec l’unique moyen de transport admis. L’UNITÉ ET CIE s’adresse d’abord aux habitants d’Élancourt. C’est avec eux qu’Hervée de Laffont a monté LE PLUS BEL AGE DE LA VIE. Les Parisiens ne sont pas interdits de venue. Mais tout a été mis en œuvre pour que la grande banlieue concernée soit privilégiée.
Le public -mille personnes ?- qui assistait avec moi à la représentation, n’avait rien d’une assemblée de snobs parisiens. Et avec les professionnels de la troupe, quatre-vingts jeunes gens et jeunes filles de la cité-dortoir ont participé à l’entreprise. Pendant neuf mois, ils ont répété. Des rôles correspondants à eux-mêmes ? Peut-être. En tout cas, ces quatre-vingts adolescents, en « jouant » les loubards, auront appris à se distancier des brutes violentes qu’ils théâtralisent. Rien que pour cela, le jeu valait la chandelle. C’est en effet un spectacle sur les bandes, que montre l’esprit de Jacques Livchine. Sur les bandes et sur la violence. Et en même temps, c’est un hommage à la M.J.C. des Deux Portes et à Djamel Rahal, son directeur algérien, qui se suicida en 1978, après que la police eût fait évacuer les locaux. Hervée de Laffont dit cet hommage d’une voix convaincue, nostalgique, un peu passéiste mais prenante.
Faire évoluer quatre-vingts personnes sur quatre-vingt-dix-sept mètres de long n’est pas aisé. Malgré un gros renfort en véhicules (motos, autos, camions, bulldozer, wagons), la réalisatrice n’a pas toujours su tenir le rythme de son parcours. L’idée qu’a eue Livchine de mettre dans la bouche des acteurs certains textes littéraires, allant de Shakespeare à Genêt, m’a d’autre part gêné. Au milieu de la vérité, c’est l’introduction d’un élément artificiel. Mais la dernière demi-heure, quand les loubards découvrent l’amour, est belle et digne des grands moments du Living Theatre. L’apport musical de Nicolas Frize est remarquable.
10.06.82 - Le spectacle de la Comédie de Lorraine intitulé DISSIDENCES réunit une pièce de Vaclav Havel, AUDIENCE, et une de Vinaver, DISSIDENT IL VA SANS DIRE. La première est, à la seconde vision -je l’avais vue au Théâtre Essaïon en son temps avec Garrivier et Arditi- tout aussi percutante qu’à la première. C’est du grand théâtre psychologique. Le jeu de Louis Cirefice et celui de Louis Breuil sont d’une très grande justesse.
J’aime moins la façon dont fonctionne Vinaver, par scènes brèves, avec le truc des personnages qui parlent sans se répondre.
La juxtaposition des deux œuvres fait l’intérêt du spectacle car elle illustre que les « dissidences » ne sont pas le monopole des régimes communistes. L’adolescent qui rejette le schéma de société qui lui est imposé par la démocratie bourgeoise est, lui aussi, un « dissident » à sa manière.
En vérité, le droit à l’individualité, à la personnalité, le droit de ne pas penser comme tout le monde, c’est un thème qui dépasse le contexte politique primaire. Il y ramène, certes, mais il ne peut pas être traité à sens unique en termes partisans. La mise en scène de Dominique Lesage est d’une grande honnêteté et ne s’embarrasse pas d’accumulations de degrés.
11.06.82 - Que c’est bien !... et que je n’ai pas grand-chose à dire. ELS COMEDIANTS rappellent par leur brio le Magic Circus des débuts. Mais sans le contenu, sans la dérision. Ce sont des amuseurs et ils savent faire joli. Ils sont acrobates, chanteurs, comédiens avec abattage, manipulateurs de marionnettes petites et géantes, montreurs de théâtre d’ombre. Les pétards fusent. Les confettis pleuvent. Les enfants sont ravis. SOL, SOLET, sorte de marche vers le soleil s’achève, dans la joie, hors du TEP sur la Place Gambetta. Sûrement prévenus par De Véricourt, les flics du commissariat assistent à la séance de plein air comme des spectateurs. C’est un Carnaval. On rentre chez soi content, comme après une fête réussie qu’auraient réalisée des jeunes Giscardiens espagnols qui auraient eu du talent.
12.06.82 - Elle se tient droite et raide. Sa robe est stricte. Rigueur, dignité, toute sa personne respire l’acharnement à maintenir une ligne ferme, sans concessions, face au vent de l’Histoire qu’elle réprouve et qui la rejette.
Catherine de Seynes incarne Anna Akhmatova, poétesse russe, qui brûlait les poèmes qu’elle avait écrits après que son amie Lydia Tchoukouskaia, elle-même écrivain, auteur de LA MAISON DÉSERTE, les eût appris par cœur. Laurence Kourilsky rend vie à la dépositaire. Elle aussi semble surgir d’un autre temps. Cela se passe entre 1938 et 1940 à Leningrad.
Ce qui unit les deux femmes, c’est que le fils de l’une est en prison, le mari de l’autre en relégation. Elles décrivent l’univers du goulag vu du dehors, à travers la queue des conjoints et parents qui est permanente « là-bas », devant « la grande maison » de la police, ou les prisons. Edwine Moatti a adapté et mis en scène cette lecture de textes, avec une grande économie de moyens et de lumières. Le spectacle est austère à souhait. Il ne dure que soixante-dix minutes. S’imposait-il ? Bien sûr, on ne dénoncera jamais assez l’impitoyable sévérité avec laquelle Staline traitait ses opposants. Surtout si cette répression n’était pas toujours justifiée ! Car le dictateur ne prenait pas de risques. Au moindre doute, il frappait, quitte à le faire à tort. Oui ! Ca n’était pas drôle d’être du côté de ses victimes. Mais franchement, on le savait déjà !
15.06.82 - « Le théâtre du Marché aux grains » de Bouxwiller n’aime pas laisser les spectateurs s’asseoir. Il les entraîne de-ci de-là dans le Théâtre de Gennevilliers, généralement par petits groupes, et globalement seulement un peu après le début et à la fin.
Des actions fragmentaires sont ainsi montrées à chacun, et elles ne débouchent sur rien de lisible : une sorte d’exercice dans le genre des MYSTERIES, sans contenu apparent. Chaque acteur danseur y poursuit sa trajectoire propre autour de thèmes communs, du genre de ceux qu’on distribue dans les cours pour aider les jeunes gens à improviser.
La compagnie s’appelle « Compagnie de danse beau geste ». Je n’appellerai pas « danse », le fait de marcher ou de courir comme le font ces jeunes gens. Quant aux « beaux gestes », leur grâce ne m’a pas frappé.
Le spectacle s’appelle BRISE LAMES. Pourquoi ?
19.06.82 – Je suis tout à fait navré d’être pour quelque chose dans fait que le LIVING THEATRE affronte Paris avec L’HOMME MASSE. En effet, alors que la troupe de Julian Beck explore maintenant avec PROMÉTHÉE et le MATHUSALEM JAUNE un certain type de dialogue direct avec le public, voire de participation, voici qu’il se montre avec un spectacle qui, esthétiquement, semble venir du fond des âges. La gestuelle, les bruits de gorge, les halètements, les cris, les chœurs parlés, sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Ils n’étonnent plus. Ils font désuets, rétros. De surcroît, ils ne sont plus assumés par une troupe américaine techniquement impeccable. Ils sont exécutés tant bien que mal par une équipe disparate que le besoin de perfection n’agite pas. De plus, les parties jouées le sont dans un baragouin français qu’il faut être reconnaissant à la troupe de vouloir prononcer. La difficulté d’articulation oblige le spectateur à un effort fréquent pour comprendre ce qui se dit. Elle amène les acteurs à accentuer le jeu expressionniste. Le spectacle fait référence à Piscator. Mais c’est une caricature d’indications « piscatoriennes » que Judith Malina, le metteur en scène, a inculquée aux artistes.
D’autre part, la pièce de Toller est-elle une bonne pièce ? L’œuvre pose le problème « du conflit entre la violence révolutionnaire et l’idéal pacifiste. L’héroïne, révolutionnaire pacifiste, participe, impuissante, à l’échec d’une insurrection dont elle refuse l’aspect sanguinaire. » Bien ! Cette contradiction est, hélas, réelle, et n’a pas fini d’être au cœur des désastres qu’enregistre la gauche dès qu’elle tend la rose au lieu du poing.
L’ennui, c’est que l’auteur ne met dans la bouche de ses héros que des phrases abstraites, des vérités premières, des affirmations non étayées, ou alors unilatéralement et uniquement intellectuellement. Ce n’est même pas un cours de politique. C’est une série de constatations qu’une distanciation par l’humour ferait peut-être passer, mais qui, assénées avec le sérieux absolu d’une troupe qui a l’air d’y croire, rendent un son débile que même la naïveté n’excuse pas.
Bref, avec ce spectacle, le LIVING THEATRE offre sur un plateau d’argent à ses détracteurs les verges avec lesquelles ils vont le battre ! Il a l’air con dans son message. Et il a l’air d’être figé dans un style de spectacle immobilisé, mais ayant perdu sa rigueur. J’ai peur que la pente ne soit difficile à remonter, surtout que l’autre spectacle présenté, ANTIGONE, est une vieillerie. C’est sûr : on va enterrer le LIVING THEATRE, et c’est stupide car il avait en répertoire de quoi étonner encore. Mais qui le sait, à Paris ?
FESTIVAL D’AVIGNON 1982
En vérité, j’y passe deux jours à mi-parcours :
21.07.82 - « Je les ai bien eus à la Scala de Milan ! » C’est Jérôme Savary qui me parle : « Ils s’attendaient à ce que mon HISTOIRE DU SOLDAT soit subversive, avec du cul et du blasphème. J’ai monté l’œuvre avec un grand respect de Ramuz et de la partition. Toutes les danseuses sont en collant. Résultat : ils m’ont commandé un autre opéra ! »… Ce n’est donc pas moi qui constate que cette réalisation se contente, au niveau du contenu, de coller étroitement au texte. Toutefois, même « assagi », Savary reste Jérôme. Et pour être un peu conventionnelle, la vieille ganache de général que campe Alain Salomon, en guise de « lecteur », n’en est pas moins subversive. La lecture de l’aspect « guerre » est faite de maniement d’armes, de crasse et de sang. On rit beaucoup.
Mario Gonzalès méphistophélique à souhait, et Michèl Lebret, en gentil soldat qui vend son violon -son âme- au malin en échange d’un livre qui accomplira tous ses vœux -mais à vouloir tous les bonheurs, on n’en atteint aucun-, est charmant. La coquinerie, la poésie, sont constamment au rendez-vous de cette illustration de la partition. Il y a toujours au moins une idée par minute. Le réalisateur sait tenir son spectateur en éveil et les formes animées qu’il emploie à la rescousse sont amusantes. Mais il n’a pas cherché à prolonger la signifiance de l’œuvre écrite en 1918, de la rencontre d’un Suisse et d’un Russe expatrié. La guerre a certes été montrée « horrible » à la manière du Circus, mais elle reste une toile de fond épisodique. Et les deux moralités de l’ouvrage (1 : il n’est pas valable pour l’homme d’espérer plus d’un bonheur à la fois – 2 : tel Orphée, si vous luttez contre le diable, ne vous retournez pas quand vous aurez arraché de ses griffes, (ici, conquis la fille du Roi en la guérissant d’une mystérieuse maladie) la femme aimée. Les thèmes sont ceux d’un conte et Savary ne les a pas dépassés. Une bonne, jolie, riche en images, plaisante, agréable, j’irai jusqu’à dire farceuse, soirée, voilà ce qu’il nous offre, avec la participation de quatorze stagiaires, danseuses et danseurs montpelliérains pleins de bonne volonté, et celle d’un orchestre également languedocien, qui souffre mal la comparaison avec la bande sonore enregistrée par je ne sais quelle formation, qui est passée à la fin et qui m’a fait me retourner tandis que je quittais la salle, tant soudain je recevais l’impression que les musiciens se mettaient à jouer bien !
21.7.82 - À 23 h 30, en vérité à 0 h 50, Savary accueille sous le chapiteau du N.T.P.M. un groupe de Montpellier appelé ZÉRO DE CONDUITE. Ce sont trois garçons et une fille, qui m’ont fait penser au RADEIS, tant ces Méridionaux manient un genre d’humour flamand. Ils sont professionnels, ont des trouvailles certaines, mais leur spectacle, présenté comme une série de sketchs musicaux, est inégal.
Surtout, il m’a paru décousu, manquer d’une idée directrice. À la limite, c’est une juxtaposition de gags.
Mais, soyons justes : ils sont drôles et souvent surprenants.
22.07.82 - L’écriture théâtrale des « Yeux du lion » est résolument cinématographique. Le spectacle commence carrément par un générique. Ensuite, les décors projetés, le fond musical quasi-permanent, les voix des acteurs exclusivement diffusées à travers la sono, les panneaux mouvants animés de rotations alertes, confirmeront le parti, qui est assumé avec rigueur dans des éclairages superbes et avec une gestuelle peut-être un peu trop voulue, mais belle et parfaite. À l’intérieur de ce carcan, les acteurs ont du mérite à « faire passer », si j’ose dire, du « théâtre ». L’un d’entre eux y parvient superbement. Philippe Puech incarne un vieux travelo danseur mondain en grand acteur. L’émotion qu’il fait passer est certes aidée par la musique de LA STRADA qui l’accompagne. Elle n’en est pas moins réelle à un très haut niveau.
Les thèmes s’entremêlent dans LES YEUX DU LION. Parmi ceux qui ont toujours été chers à Gelas, il y a le béton de la grande ville ; la violence policière, banale, ordinaire, routinière ; l’amour des strass du music-hall ; le goût des références cinématographiques, ici hommage à Fellini et à son Zampano. Le thème de l’amour y prend, me semble-t-il, l’importance d’un exorcisme. C’est du couple en déliquescence, en délabrement, qu’il s’agit, de l’amour, oui, mais de celui qui se ronge, qui se détruit, qui se finit, qu’il est question ; en bref, de la rupture lente entre des êtres qui se quittent avec désespoir.
Consciemment ou non, Gelas y a mis sûrement beaucoup de lui. Heureusement, ce n’est pas Nicole Aubiat qui joue l’épouse fuyante du policier. Georgia Lachat fait bien plus qu’elle « femme légitime ». Elle, Nicole, c’est Tim, « vieille danseuse mondaine ». Pourquoi le programme imprime-t-il « vieille » ? C’est elle qui reprendra, au cabaret, le rôle de la vedette travelo qui meurt de ne plus pouvoir chanter, et j’ai eu l’impression que la jeunesse, à travers elle, assurait la fidélité à l’œuvre (dérisoire, mais qu’importe !) d’un ancien, sa continuité dans le respect.
Quel rapport existe-t-il dans la tête de Gelas entre ce personnage d’habilleuse, souffleuse, confidente, soignante, amie de la vedette, et le fait que cette femme débarque dans un commissariat pour porter plainte contre les yeux d’un lion qui brillerait dans la nuit ? Il y a sûrement un symbole, mais il m’a échappé. De même, pourquoi cette « affaire » illogique convainc-t-elle l’inspecteur, en train de craquer, de ne pas donner la démission qu’il allait rédiger ? Mystère. Mais ça n’a pas beaucoup d’importance. On se laisse embarquer dans une course en quatorze stations, à la chasse de quelque chose d’impalpable, d’indéfinissable, et on marche, on suit. Il est vrai que les moyens employés pour nous aliéner sont racoleurs. Gelas veut de l’efficacité et il l’obtient.
Tant mieux ! À part un passage à vide, un brin longuet, vers le milieu du spectacle, le rythme est toujours soutenu. C’est de la belle ouvrage avec laquelle le CHENE NOIR peut prendre un nouveau départ.
22.07.82 - 22 h 30. Sous un chapiteau de l’Île Piot, le Théâtre de LA MIE DE PAIN joue SÉANCE FRICTION devant une cinquantaine de personnes, ce qui me paraît bien, vus le lieu et l’heure. Ils sont huit, cinq garçons et trois filles, du moins je crois, car il y a au moins une personne au sexe ambigu… En moins fou, c’est le CONCERTO du 4 L 12. En moins poétique aussi. La dimension n’est pas la même. Mais on rit. Les gags sont nombreux et drôles. Ils ne sont jamais « faciles ». D’un autre côté, avec cette équipe, le concert a vraiment lieu. Il est court mais tous savent jouer de la flûte. C’est une troupe à suivre.
et puis je suis parti en vacances.
30.09.82 - Ayant voulu prouver à son public -et aussi au Ministère- qu’il existe toujours, le Centre Dramatique de La Courneuve, compagnie toujours avec feu et lieu, mais depuis quelque temps sans maître, a, pour cette fois, fait appel à Jean Brassat, professeur de l’école, pour montrer CÉLIMARE LE BIEN-AIMÉ de Labiche.
Il y a deux manières de monter Labiche. La première, sautillante, truffe de gags les situations et offre aux acteurs des possibilités infinies de s’épancher à gros traits. Nous en avons eu récemment un exemple étourdissant avec LE VOYAGE DE MONSIEUR PERRICHON, de la Comédie Française, ou le moins qu’on puisse dire est que Jean Le Poulain s’y épanouissait largement. Dans cette acception où le rythme est essentiel, je pense que CÉLIMARE LE BIEN AIMÉ doit durer environ quatre-vingt-dix minutes.
Jean Brassat a tiré plus du double des trois actes « mincets », en employant la deuxième matière : celle, inventée par les écoles brechtiennes et « planchonniennes » il y a un quart de siècle, et qui consiste à replacer auteurs, ouvrages et personnages dans le contexte social du Second Empire français, celui de Napoléon III.
Observateur minutieux des mœurs de sa classe sociale, Labiche portait au vaudeville les travers de ses contemporains, mais selon un regard qui n’était pas révolutionnaire : il ne s’agissait pas de dénoncer, mais de chiner certains traits de moralité. On était ENTRE SOI. L’auteur n’était pas le porte-parole du prolétariat opprimé. Même, au contraire, chez lui, les gens du peuple s’en tirent bien. Ce sont eux qui sont vus de l’extérieur. Leur situation n’est pas analysée. Ils sont domestiques, coches, serviteurs, roublards et désireux de s’enrichir. Les bourgeois, eux, sont divisés en jeunes et vieux, en cocufieurs et cocufiés, en voleurs et volés, mais l’argent -surtout dans CÉLIMARE- est leur moteur principal, et chacun peut être demain ou a été hier ce qu’il n’est pas aujourd’hui. Leur monde obéit à des règles de comportements précises. Un trait de caractère suffit à personnaliser gogos et coquines ; l’auteur ne s’embarrassait pas de subtilités.
Ainsi n’est-il pas très difficile à un dramaturge désireux d’inculquer des leçons d’Histoire à des spectateurs actuels, de tirer des signifiances vigoureuses de ces attitudes, agissements et lâchetés qui ne baignent pas dans l’humanisme, et qui sont au premier degré ! Jean Brassat a trempé son pain dans cette soupe que, quant à moi, je juge démodée. Oui, vraiment, à mes yeux, ces représentations qui gommaient le comique, qui visaient à faire grincer les rouages sous prétexte de les démonter, qui tendaient à tirer des leçons en attribuant abusivement à l’auteur un œil critique de classe, et qui étaient lourdes, pesantes, parce que le rythme était cassé, et parce que laisser rire les gens eût été indigne du haut parti voulu, je pense qu’elles correspondent à un effet dépassé. Je ne veux plus m’ennuyer au théâtre et je ne veux pas qu’on m’impose de réfléchir entre chaque mot prononcé, surtout quand ceux-ci ne sont pas d’un poids délirant.
Les comédiens de La Courneuve assument avec rigueur l’entreprise. Grâce à leur excellence, le texte passe et arrive à faire rire. Dominique Brodin est remarquable en beau-père, et je le dis d’autant plus volontiers que c’est la première fois qu’il me frappe. Le meilleur est Jean-Luc Mathevet, qui campe un Pitois, domestique, haut en couleur. Le plus fade est malheureusement Jean-Pierre Pouret, qui incarne un Célimare sans brillance.
Le spectacle manque beaucoup de musique. Antoine Duhamel s’est borné à illustrer les couplets écrits. C’est insuffisant.
01.10.82 - BAGATELLES EXPLOSIVES, inspiré par le « théâtre futuriste italien », a quelque chose de VARIETA au niveau de la conception. Mais LE THÉATRE DU HANGAR n’a pas le talent des CLOWNS MACLOMA, et les sketchs qui se succèdent dans le spectacle volent trop souvent au ras du sol. Les musiciens sont laborieux, les actrices et acteurs médiocres. On s’ennuie. (Villejuif / Rencontres)
02.10.82 - J’ai vu « abouti » le JULES FERRY de Dominique Houdart, spectacle pédagogique que tous les professeurs d’Histoire devraient appeler à la rescousse, pour illustrer leurs cours sur les deuxième et troisième Républiques Françaises et sur l’Empire de Napoléon III. Certes, le spectacle est orienté, et nul ne saurait y trouver d’ambiguïté politique : la troupe est à gauche. Justement, il est dans la bonne ligne. Qu’attendent les enseignants pour se l’approprier ?
Car il est efficace : textes, chansons, images, acteurs et marionnettes rivalisent pour lui conférer un rythme vigoureux assumé avec un professionnalisme certain, sauf parfois lorsque les chanteurs semblent avoir quelque peine à atteindre un point d’orgue que « l’orgue Raffin » ne dispense pas toujours -il faut le dire- avec clarté !
Même Jeanne Houdart, dont la voix magnifique se perfectionne de spectacle en spectacle, ne s’y retrouve pas toujours. Mais c’est un détail : d’image d’Épinal en image d’Épinal, la troupe désormais vosgienne se vautre avec bonheur dans le premier degré.
Il faut rendre un hommage tout particulier à Alain Roussel : c’est lui qui a réalisé les décors et les poupées, tout ce qu’on voit, les masques aussi, et c’est très joli. N’oublions pas que Houdart et son équipe ne sont que des metteurs en œuvre, manipulateurs, chanteurs, acteurs, mimes, pas les créateurs des marionnettes. Ils font merveille avec ce matériau fait par un autre. Cela doit être clair. On ne le dit pas assez, me semble-t-il.
04.10.82 - Attention ! « Les moutons arrivent à fond de train sur des échasses », clame Arrabal lui-même dans un micro vers 21 h 30, juste avant que l’impatience du public, convié depuis 20 h 30 à écouter un mélange de musiques orientales et de lied allemands tout en considérant un gourou assis en tailleur qui joue avec des fils, ne tourne à l’émeute.
Sur la scène, on voit alors un mobilier hétéroclite, et notamment quatre lits de style -mais qui ne serviront à aucun ébat-. Au premier plan, un fauteuil dans lequel est assise la grand-mère, et à côté, sur un matelas, une maquette en papier de ville à gratte-ciel, qu’une régisseuse sobrement vêtue enflammera laborieusement. C’est peut-être le monde tel que le perçoit une gamine, vêtue comme Lewis Carroll voyait Alice, avec en toile de fond un portrait de diplodocus. Trois hommes et trois femmes presque nus évoluent dans cet univers. Signifient-ils l’humanité des premiers âges préhistoriques ? Ou au contraire la déchéance des temps post-atomiques ? Une bande sonore hurlante semble distiller des sons de guerre : avions, bombes, etc… Mais je n’en jurerai pas, car ce sont, évidemment, des sons transposés. Aux larves humaines qui ne cessent de grouiller avec une pudique obscénité, l’enfant imaginative oppose sa famille, et d’abord sa mère, qu’elle tuera une bonne vingtaine de fois pendant la représentation -mais Marie Pillet, qui incarne la mégère avec un certain érotisme, ne cessera pas de renaître de ses trépas- au désespoir de certains spectateurs qui, vers 23 h, commencent à perdre l’espoir qu’un dénouement survienne.
La mouflette a aussi un père paillard et un ami dudit, chasseur de papillons. Au-dessus de sa tête, un funambule passe et re-passe, tantôt avec une ombrelle pour s’équilibrer, tantôt avec des grandes et belles ailes, noires puis rouges.
Des musiques –comptines- flamenco, fugues et symphonies- surgissent de-ci de-là, jusqu’à dominer les bruits. Pas, ou guère de paroles. Les acteurs vont et viennent sans beaucoup de justifications.
Voilà, je vous ai donné une version, mais rien n’est cartésien dans ce spectacle où Arrabal, une fois encore, nous livre ses fantasmes. Avec l’âge, il le fait moins scandaleusement. Il faut dire aussi qu’on les connaît par cœur, avec leurs symboles, ciseaux, couteaux, Mickey, fusils, revolvers, poupées, costumes fin XIX ème siècle etc.… Il faut dire aussi qu’ils sont exhibés ici sans rigueur. Comme dans PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS, c’est la bande-son qui est sans doute supposée conduire les mouvances des acteurs. Mais celles-ci sont molles, floues. Chacun, chacune fait ce qu’il peut, mais il n’y a pas eu de réelle direction. Ca se sent.
Il paraît que la soirée -au Palace- sera unique à Paris. Ce n’est pas un événement.
05.10.82 - Un grand mérite de Sylvie Mongin, et de son metteur en scène Guy Naigeon, c’est qu’ils sont pudiques. Obligée de se mettre nue pour obéir aux injonctions du texte qu’elle a choisi, l’actrice le fait avec un éclairage si sombre, que c’est à peine si l’on devine son triangle noir se détachant sur le blanc flou de son corps.
MADEMOISELLE ELSE, d’Arthur Schnitzler, nous ramène psychologiquement aux scrupules de conscience qu’éprouvaient dans certaines circonstances les jeunes filles d’avant les contraceptifs ; tout le texte, au demeurant beau, tourne autour d’un thème unique : le père de la belle va faire faillite. Il demande à Else d’emprunter pour lui trente mille Florins à un baron Von quelque chose qui accepte, à condition -qu’il paraît peu exigeant !- qu’elle se montre à poil devant lui !
Pendant quatre-vingts minutes, elle tournera autour du pot, choquée -on le serait à moins- que ses parents aient pu lui confier une telle mission. Finalement, elle s’exécute et se suicide.
Ainsi conté, le sujet paraît suranné. L’est-il vraiment ? Cette magnification de la virginité, du corps trésor que des regards non maritaux profaneraient, n’est-elle pas en train de surgir dans un des wagons du train en marche de l’obscurantisme ? Je ne sais pas.
Ce qui est sûr, c’est que l’actrice a une présence tchékhovienne très efficace et qu’elle réussit à transmettre -quel qu’il soit- son message avec un grand art d’aliéner les spectateurs. Grâce à elle, et malgré Charlotte Nessi qui lui donne un contrepoint musical destiné à souligner le côté romantique à rebours de la démarche, mais qui malheureusement est une piètre pianiste qui massacre le CARNAVAL de Schumann, le spectacle se laisse voir.
06.10.82 - Lire le programme est indispensable pour comprendre PURGATOIRE À INGOLSTADT au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Le metteur en scène Hans Peter Cloos ne s’abaisse en effet pas à expliciter l’anecdote contée par Marie louise Fleisser. Fi donc ! Il préfère nous montrer SA lecture qui suppose que son public sait de quoi il s’agit. Ainsi espère-t-il faire admirer ses variations.
Nous sommes en 1926. Marie louise Fleisser, qui est une des maîtresses du jeune Brecht, fait jouer cette pièce qui doit être un peu autobiographique, puisqu’elle-même est native de la petite cité bavaroise. Elle y narre l’histoire d’une jeune fille « qui veut partir ». Elle est amoureuse d’un garçon. Elle est enceinte. Il la pousse à avorter. Elle se jette à l’eau. Démoralisée, elle « veut rentrer à la maison ». Mais là, elle a le cafard. Elle part « retrouver ceux qui sont responsables de son malheur ».
Il faut dire qu’Ingolstadt n’a pas l’air d’être une joyeuse localité. La religion y règle les comportements visibles des gens. Tout acte y est social et conventionnel. Bien entendu, Freud est au rendez-vous des frustrations et c’est, bien sûr, ce qui a intéressé le transfuge carriériste de la ROTE RUBE.
Son « SKARABEUS » transporte le monde de « l’après l’autre guerre », dans une espèce d’univers contemporain. En toile de fond, il y a une VW garée sur le bord d’une autoroute. On regrette qu’elle ne roule pas car son statisme détonne, environné comme il l’est par des vidéos qui montrent des extraits de films célèbres et de bandes d’actualités, qui ne sont d’époque que dans le souvenir nostalgique d’un Allemand qui n’était pas en âge d’être actif sous Hitler, mais qui visiblement eût adoré le servir. Il l’excuse d’ailleurs, en clair, puisqu’avec insistance il montre successivement plusieurs fois le dictateur passant en revue ses soldats, et Churchill faisant la même chose. En chair et en os, un danseur terriblement précis et sûrement homosexuel, fait, à la barre, vêtu en SS, des exercices d’une haute signifiance virile. Bien sûr, il y a des nudités, mais de toute manière, les filles du spectacle passent la soirée à montrer leurs jambes, et elles ne sont culottées que pour que ce soit plus érotique.
Et l’anecdote, me direz-vous ? Et le texte ? Bah ! Si on sait tout d’avance, on s’y retrouve. Je n’ai pas lu la pièce jouée en 1926 à Berlin, mais il n’est pas possible que son langage ait été aussi « moderne », c’est-à-dire réduit à un tel squelette. Une phrase par-ci, un mot par-là. Pour le reste, amusez-vous à décrypter ce qu’a voulu montrer le dompteur avec ses musiques, ses bruits de verre cassé et d’eau qui coule, ses douches administrées, ses allées et venues de personnages en agitation perpétuelle -mais, ô combien, avec ordre !- et finalement avec son type qui se pend, ce qui fait soupirer d’aise le spectateur car il comprend que ça va annoncer la fin. Une scène marque la vraie heure. C’est bien : on sait où on en est du temps qu’on perd !
Un soir à Bruxelles
07.10.82 - LE PRINCIPE DE SOLITUDE EST UN « roman », je dirai plutôt un poème fleuve, de Marc Guyon, un homme de trente-cinq ans qui a un curieux compte à régler avec la gent féminine. Attention à ce que j’écris : sa diatribe n’est sûrement pas « curieuse » pour tout le monde.
En premier lieu, le héros reproche à sa mère de l’avoir mis au monde. Pire, elle l’a voulu et cela lui semble monstrueux parce que, LUI, on ne lui a rien demandé, n’est-ce pas ?
Il a passé son enfance dans un univers de femmes, il a baigné dans une vie féminisée de toutes parts. Mais point d’idéalisation dans ce souvenir. Au contraire, ce sexe opposé lui semble dégoûtant, et l’idée qu’il est passé par là pour naître lui fait horreur.
Allez vous étonner, après cela, que sa première tentative sexuelle ait été un désastre ? Avec un sentiment de culpabilité pour la semence perdue, il se réfugie dans la masturbation. Et, si j’ai bien compris, peu à peu, il s’identifie à son jeune frère, qui est idiot. C’est dans une chambre d’un hôpital psychiatrique que nous faisons sa connaissance : il s’y raconte. Il se croit devenu mongolien. Il le fait en des termes très crus, torrent verbal au demeurant beau et non abstrus. Un souffle de grande tragédie habite sa confession passionnée. On peut ne pas adhérer au contenu de l’œuvre, ne pas se sentir concerné par cette répulsion mêlée d’attirance, rejeter ce vomissement d’insultes contre la création, d’injures contre le monde. On ne peut que rendre hommage au langage, sinon au discours. Il n’est pas de surcroît possible de nier qu’il s’agisse d’un thème contemporain. La mort et la merde occupent beaucoup les pensées de nos jeunes. Ici, l’homme impuissant n’appelle même pas la mort. Il revendique de ne pas vivre, il proteste contre le fait d’être né. Quelque part, n’est-ce pas pire ? D’autre part, il ne se vautre pas dans le stupre et le vice avec jouissance, comme un Bukowski. Son corps, sa saleté le dégoûtent. Lui-même se regarde comme un excrément chié par sa mère. Aucune rédemption à l’horizon, aucun rêve de ce qu’il pourrait devenir, de ce qu’il aurait pu atteindre si… La fange n’est pas un tremplin vers quelque paradis artificiel ou non : elle est un état.
Le personnage le dit : il attend. Quoi ? Rien. Il attend, c’est tout. En d’autres temps, j’aurais récusé cette philosophie carrément débilitante. D’ailleurs, je la refuse, bien sûr, mais je la constate, je ne peux pas lui réfuter l’existence. Or, elle est ici montrée à l’état pur, en « principe ». « Principe de solitude » ne doit pas entraîner à une erreur : c’est une œuvre sur une certaine solitude, conséquence de la naissance, du rejet des autres, et de l’impuissance. L’acte de chair « solitaire et sans joie », la masturbation, en est l’aboutissement. Mais ce n’est pas un texte sur la solitude en général. Ce sujet-là se sépare volontairement de la collectivité.
Vous étonnerai-je si je vous dis que Raphaël Rodriguez, ayant à faire évoluer son malade dans une chambre de clinique minutieusement décrite par l’auteur comme étant rigoureusement classique, a réalisé une scénographie tout à fait sans rapport avec ces indications ? « Ce n’est pas une vraie clinique », affirme-t-il. Jean-François Delacour se meut donc sur du sable. Du vrai. Du belge. Du des dunes de La Panne. Du beau. Du fluide. Dans les raies de lumière envoyées par les spots, il coule. Le héros a donc les pieds mal assurés. Pour se réfugier, il a un lit, mais le contraire d’un lit d’hôpital, une sorte de couche jamais bordée aux draps jamais lavés. Au demeurant, il n’y a même pas de draps. Une table signifie l’univers familier de l’enfance. Le garçonnet se glissait dessous au risque de recevoir les coups de pieds des adultes. Tout autour de l’aire de jeu, il y a des glaces. Le pauvre hère s’y contemple nu ou vêtu alternativement. Les spectateurs s’y mirent aussi, ainsi amenés à être voyeurs d’eux-mêmes en même temps que de l’artiste.
J’ai déjà cité son nom. Jean-François Delacour trouve sans doute beaucoup d’affinités entre lui et son personnage. Il s’y identifie avec beaucoup de conviction devant le public. On sent qu’il s’investit. Comme c’est un remarquable professionnel, sa composition est très convaincante, très aliénante. Il « passe », comme on dit. Je ne sais pas ce que Marc Guyon penserait de la clinique vue par Rodriguez. Mais il peut se féliciter de son interprète : le message est totalement assumé. Sans complaisance, sans narcissisme, sans vulgarité.
09.10.82 - Après Bruxelles, son Théâtre de l’Esprit Frappeur, son « Principe de Solitude » et sa pluie, me voici ce soir à Séville, où LA CUADRA a créé il y a cinq jours le spectacle qui, en 1983, va faire le tour de la France : NANAS DE ESPINAS, « Berceuses d’Épines », d’après NOCES DE SANG de F.G. Lorca.
Disons-le tout de suite, je ne regrette pas le voyage. C’est un superbe spectacle digne d’une troupe désormais sans défaillances -on se rappelle qu’HERRAMIENTAS avait, en son temps, déçu d’aucuns-, et c’est d’autant plus méritoire que Salvador Tavora y explore une voie nouvelle pour son équipe : NANAS DE ESPINAS se réfère en effet à un texte écrit, et pas n’importe lequel, un grand et beau poème dramatique archi-connu, pour ainsi dire un classique. L’entreprise était périlleuse car, pour la première fois, elle faisait entrer la troupe dans un système « référenciable », ailleurs que simplement dans ses racines andalouses folkloriques. On pouvait aussi craindre que la démarche ne signifiât un recul par rapport aux messages plus immédiatement ancrés dans le contemporain, délivrés jusqu’ici par un homme qui n’avait jamais interpellé que ses propres racines culturelles à travers ses propres moyens artistiques, sans passer par le biais d’une œuvre conçue hors de lui, à son insu, avant qu’il soit né, et ailleurs.
La réussite vient de ce qu’il n’a pas monté NOCES DE SANG, mais INTERROGÉ l’œuvre. Il la CITE. Elle commande toute sa variation. Mais il n’est pas tombé dans le piège de la jouer, ce qui eût fait surgir, comme dans la malheureuse MARIA PINEDA de Viviane Théophilidès, ses aspects mélo désuets. Même, lorsque des fragments sont parlés, ils sont dits plus que joués. Les dialogues sont transformés en monologues. SEULES LES FEMMES PARLENT. Les hommes se contentent d’OBÉIR au code obscurantiste auquel l’éducation leur a inculqué qu’on ne pouvait pas échapper, à des règles qui, dans ce pays cruel, ne craignent pas d’exiger la mort pour des « fautes » qui n’ont qu’un tort : celui de déranger l’ordre social. Le monde que décrit Lorca, c’est le même que celui du film YOL. En France, on peut le croire dépassé. Je ne suis pas sûr que le monstre ne soit pas qu’assoupi. Mais, bien sûr, joué tel qu’il a été écrit, le texte peut faire suranné. Les situations peuvent sembler d’un autre âge et étrangères. S’il n’y avait pas la langue, la merveilleuse et si bellement imagée langue de Lorca, et puis, bien sûr, la « chance » qu’il a eue d’être assassiné par les Franquistes, acte tragique qui « collait » de façon providentielle à son œuvre, comme s’il en était l’aboutissement logique, il ne ferait plus mouche chez nous. La stupide Viviane Théophilidès qui n’a vu MARIA PINEDA que de l’extérieur, s’y est royalement cassé la gueule. La langue oui ! La forme NON ! Le message de Lorca ne peut plus passer qu’à travers un autre regard. Lui être fidèle, c’est le transposer. Puissent ses héritiers le comprendre.
Salvador Tavora a quarante-cinq ans aujourd’hui. Il n’a « étudié » que jusqu’à l’âge de treize ans. Ensuite de quoi -on travaillait jeune sous le franquisme- il fut ouvrier soudeur. Dans ce spectacle-ci, la soudure n’apparaît pas, mais je me demande si ce n’est pas pour la première fois. Par contre, ce qui apparaît, c’est le taro de la corrida. Modifié. C’est une étrange machine assez irréelle, une sorte de sarcleuse que manipulent trois anges de la mort masqués. Toros, ils seront aussi soldats du dictateur, faucheurs, Nazaréens, ces participants de la procession de la Semaine Sainte à Séville que le jeune homme a toujours connus, qui font partie de son être intime. Il a participé à ces fêtes car il fut aussi toréador, et peut-être y serait-il encore si un jour un de ses amis n’avait trouvé la mort dans une corrida. Il devait, en ce temps, acheter lui-même son taureau. Il avait droit de le revendre en boucherie après l’avoir tué. Par glissement, il fut un temps boucher dans un marché. Il chantait, à ces heures de loisirs, avec des groupes folkloriques. Et c’est comme ça qu’un jour une troupe amateur invitée au Festival de Nancy, parce que le journaliste Monleon avait remarqué son spectacle (ORATORIO) -mais Kokossowsky dépêchée sur les lieux avait décrété qu’un spectacle andalou (la troupe était le Teatro Lebrijano) ne pouvait pas venir sans un chanteur andalou- se l’adjoignit pour l’occasion. Nancy fut pour cet homme une révélation.
D’abord il y rencontra Lilyane Drillon, aussi intellectuelle qu’il l’était peu. Elle compliqua la vie de cet homme marié et père, mais elle lui apprit aussi à regarder le monde autour de lui. Il vit des spectacles. Il découvrit ses propres possibilités, et c’est ainsi que, rentré au pays, il abandonna le chant commercial pour plonger dans ses racines.
Il créa LA CUADRA, c’est-à-dire L’ÉCURIE, du nom du lieu où il répétait. Il monta QUEJIO qui fut, grâce à Lilyane Drillon, invité par Lang dans le cadre du Théâtre des Nations. On connaît la suite.
Si j’ai raconté cette vie mal connue, c’est parce que ce parcours et cette union -aujourd’hui terminée- avec une fille d’une autre culture, d’un autre milieu, expliquent comment l’instinct et l’intelligence à l’état inculte ont pu mener Salvador Tavora à être, je crois, un des plus remarquables réalisateurs actuels, à l’écoute d’un lui-même qui recoupe la sensibilité contemporaine et capable de le transposer en un art qui n’a rien de personnel, si « personnel » veut dire « original » paradoxalement.
Dans NANAS DE ESPINAS, la violente est présente, le sadisme est là, la machine fasciste est terrifiante, MAIS JAMAIS je n’ai eu, comme avec H.-P. Cloos par exemple, l’impression que le réalisateur en était nostalgique. D’ailleurs, comme dans YOL, il ne dénonce pas, il montre. Et cela suffit. Mais on n’est pas au cinéma. Il ne montre pas réalistement. Il est poète. Les sons sortent de lui harmonieusement.
Vous rappelez-vous l’anecdote de NOCES DE SANG : une jeune fille riche est fiancée à un garçon pauvre. Celui-ci est écarté par la famille. Il se marie ailleurs. La fille épouse un garçon riche. Le soir de ses noces, elles part avec le garçon pauvre. Les deux mâles s’entretuent.
Dans le spectacle de LA CUADRA, dix « situations » sont montrées. La première, « Prélude en blanc et rouge », est d’abord une musique, une de ces musiques brillantes et rythmées de la Semaine Sainte. Un objet, sorte de haut encensoir, mais de trois mètres de diamètre, relié par des chaînes à deux hommes, va s’élever peu à peu vers les cintres. Une femme apparaît, tenant un linge blanc taché de sang, qu’elle dépose au bord du proscénium.
Dans la deuxième situation, le texte de Lorca est dit ; la mère harangue son fils : « Ah si le couteau n’existait pas ». Par l’objet stigmatisé, le drame est annoncé. Trois : la danse des Nazaréens. Ce sont des hommes masqués pour qui la violence se mêle à la religiosité. En pas de flamenco, l’un d’eux exprime la virilité figée dans des figures stylisées. Quatre : une berceuse. Retour à Lorca. Quelques phrases. La femme de Leonardo s’inquiète de son trouble. Aussitôt après, cinq, les préparatifs de la noce. Solennellement, la fiancée reçoit la couronne de fleurs d’oranger, mais elle n’éclate pas de bonheur. Surgit alors (six), menée par trois hommes noirs masqués, la machine de la peur, cette faucheuse modifiée dont le moteur crache des flammèches. S’y prendre un doigt équivaudrait à se le faire broyer. Sept : c’est la Noce, toute en musique et en danses. Mais la joie n’est pas là et le drame est signifié par l’amant, qui dérobe sa guitare au marié. Huit : la mort est sur la place. La machine revient et, cette fois, elle est les trois chevaux qui, dans les corridas, débarrassent l’arène du taureau mort. Ici, elle entraîne un des cadavres. L’autre est tiré par une corde. Neuf, dernier retour à Lorca texte : c’est la scène où, après la mort des deux garçons, la fiancée vient dans la maison de la mère et de la femme de Leonardo pour qu’elles la tuent. Ce qu’elles lui refusent. Dix, tout est bouclé, une dernière fois l’encensoir, qui, par ses mouvements, a ponctué les scènes, retombe telle une chape, sur les artistes. Deux cavaliers romains qu’on avait déjà vus au début -ils appartiennent au folklore andalou- s’enfoncent dans le noir. Tout est dit, joué, chanté, dansé. Une odeur d’encens se répand.
Voilà, j’en ai écrit plus que d’habitude. Le spectacle le justifie en partie. Pour le reste, c’est parce que je suis le premier en France à l’avoir vu, et que je vais devoir en parler. Il me fallait des souvenirs.
12.10.82 - Un grincheux de mes amis disait : « Ce n’est pas du théâtre. » En effet, il n’y a pas de personnages, pas de dialogues. Il y a trois narrateurs qui récitent des fragments -très larges- d’un roman de Michel Tournier : LE ROI DES AULNES.
« Il n’y a pas de mise en scène », râlait le même grincheux. Il est vrai que la mise en espace des acteurs ne paraît pas répondre à des impulsions justifiées psychologiquement. Ils vont et viennent lentement, dans un dispositif fait d’un fond et de six paravents très hauts sur lesquels sont projetées des images, toutes très belles, certaines magnifiques avec des contrastes produisant des effets de relief saisissants. Sur la scène, une cuvette de WC, un table et un réfrigérateur, symboles sans doute de quelque chose, ne servent guère utilement. Des gamins, partie intégrante de l’environnement, sont assis ou couchés à droite et à gauche avant l’entracte, sur scène après. Ils finiront par former un petit orchestre.
« Ils paraphrasent. Quand on dit de la poésie, il ne faut pas faire de la poésie, sinon on devient emmerdant », clamait encore le grincheux, et je le trouvais injuste car moi, justement, je ne m’emmerdais pas. Je trouvais que Jean-Philippe Guerlais, Nicolas Pignon et Pierre Remund faisaient fort bien passer, avec l’aide d’une bande-son dont le réalisateur n’est pas nommé dans le programme, « le message » de l’auteur.
En vérité, le spectacle d’Irène Lambellet est fort beau. Ce que l’œil voit est souvent superbe. Ce que l’oreille entend est fréquemment d’une magnifique harmonie. Michel Tournier a une langue, on ne saurait le nier. Et après tout, son style justifie que la maison Gallimard l’édite. En France, on ne censure pas les pédophiles quand ils ne font qu’exorciser leur penchant pour les jeunes garçons par la plume. Et il est devenu licite, sinon à la mode, d’exprimer en 1982 une admiration pour l’Allemagne hitlérienne, du moins pour celle du « matin des magiciens » qui fonctionnait mythologiquement, mythiquement, rituellement, forte, pure racialement, blonde aux yeux bleus, exaltante, quitte, grâce à une théorie des inversions -qui n’est peut-être (peut-être pas ? ) qu’une commodité pour faire passer la thèse- à déplorer l’antithèse des camps de la mort et des brutalités : fatalité des oppositions qui, à une chose aussi magnifique que LE ROI DES AULNES, ERLKÖNIG, et ses mystères métaphysiques, dressait en contraire une horreur matérielle, bassement terre à terre, ( ?) évoquée, il faut bien le dire, en fin de parcours, comme pour quémander les suffrages des critiques que le nazisme n’a pas rendu béats d’admiration.
Car c’est le sujet. Résumé, il se ramène à ceci : Abel Tiffauges, garagiste près de la Place des Ternes, très attiré par les gamins, et les gamines, au point d’être arrêté à la veille de la guerre sous l’inculpation de meurtre, libéré uniquement parce que son affectation militaire l’appelait en première ligne, fait prisonnier, est envoyé en Prusse Orientale comme factotum dans un de ces haras humains où l’hitlérisme élevait des jeunes aryens dans l’idée d’en faire les géniteurs de la race impeccablement pure.
Peu à peu, son admiration pour tout ce qu’il voit lui gagne la confiance de ses geôliers et, en 1944, il est finalement seul à diriger le camp, ayant troqué a tenue de KP contre un uniforme allemand. Ah ! Que de torrents d’éloquence alors, pour décrire ses chevauchées viriles, et son boulot qui consistait à dénicher et à arracher à leurs mères les mômes qui lui semblaient avoir les qualités requises !
Soyons justes, quand il voit, en 1945, passer sur la route des convois de déportés, non loin de son domaine vidé par la Wehrmacht en quête de chair à canon de plus en plus jeune, il semble, après l’étonnement, éprouver quelque réprobation !
Ephraïm, enfant juif échappé qu’il nourrira et réchauffera viendra à point nommé pour montrer au lecteur -au public- que son amour de la peau des petits garçons n’allait pas seulement à la chair laiteuse et blonde.
Cette constatation ne suffisant sans doute pas à la réhabiliter, il s’enfoncera -tel le géant de la mythologie- dans les sables mouvants des marais, avec le jeune Juif le chevauchant sur ses épaules…
Voilà ! Irène Lambelet et Jean-Philippe Guerlais sont suisses. On ne peut donc pas leur reprocher -d’autant plus qu’ils sont des enfants d’après-guerre- d’être eux-mêmes fascinés par l’Allemagne des Walkyries et du Walhalla ! Cette fascination a forcément joué dans le choix qu’a fait l’ORBE THÉATRE de porter à la scène un texte qui ne demandait qu’à rester dans les pages d’un livre. Ce choix, après Céline, les désigne. Car, si cette fascination des mythes de la grandeur germanique recoupe quelque part une sensibilité contemporaine, ce n’est pas celle de tout un chacun.
Je crois qu’ils explorent des voies dangereuses au bord de certains abîmes où s’est déjà engouffrée l’âme humaine. Pour eux, la « bête immonde » de Brecht ne l’est -dixit Tournier, le malin- que par son INVERSION ! HUM !...
Franchement, moi, je n’aurais pas entrepris cette production. Mais peut-être aussi est-ce parce que je n’ai aucune indulgence non plus pour les pédophiles. Il est vrai que les pédés trouvent dans la virilité SS matière à affirmer qu’ils ne sont pas décadents. Ce n’est pas mon avis.