Du 21 mai au 4 juin 1982
21.05.82 - Je suis allé jusqu’à Annemasse pour assister à la Première mondiale du MATHUSALEM JAUNE, la nouvelle création du LIVING THEATRE, dans laquelle jouent Judith Maline et Julian Beck, mais dont le metteur en scène est Hanon Reznikov. Le spectacle est inspiré par une pièce de Georges Bernard Shaw, RETOUR À MATHUSALEM, dont « le jeu verbal et intellectuel » est inscrit « dans l’univers gestuel, visuel, sonore », décrit par KANDISKY à l’occasion d’une composition scénique qu’il avait intitulée SONORITÉ JAUNE.
Le thème est d’importance : Shaw pose en effet la question de la durée de la vie humaine, et même de l’immortalité possible de l’homme. En cinq actes, il évoque la création selon la Genèse. Puis, de nos jours, les « frères Barnabas » inventent un nouvel évangile qui revendique qu’au moins les hommes puissent vivre trois cents ans. On suit ensuite l’humanité à travers trois époques : 2230, 3000 et 31982 après J.C.
Le texte de Bernard Shaw, malheureusement, n’est pas à la hauteur des préoccupations de l’auteur. Ou alors, c’est le LIVING THEATRE qui, à force de l’asséner avec conviction, en efface complètement l’humour et la légèreté.
La prévision de l’avenir, telle qu’elle nous est montrée en termes pessimistes, avec une humanité qui ne se promouvra jamais, qui ne saura jamais se prendre en charge, est simpliste. Il n’est pas possible que Shaw ait traité sérieusement la dernière scène, où l’on voit un vieillard revendiquer comme solution finale que l’homme, enfin débarrassé de son incommode enveloppe terrestre, le CORPS, cette machinerie toujours grippée, devienne pur esprit voguant dans le cosmos !
Le matérialisme au passage est stigmatisé. Oui, c’est évident : Shaw a écrit une œuvre gentiment philosophique mais destinée à divertir, et le LIVING en a fait une lecture, non pas au premier degré, mais À LA LETTRE. Le résultat n’est pas toujours négatif : au premier acte, la découverte de la notion de mort, dans le cadre de ce qui est sans doute le paradis terrestre, est très touchante. D’ailleurs, la pièce n’est jamais jouée toute seule : l’univers de Kandinsky, reproduit par la gestuelle, le son, et la toile de fond, existe constamment en contrepoint de ce que disent les acteurs. C’était la première absolue. Quand la « chorégraphie » (car c’en est une, en vérité) aura été maîtrisée, rendue impeccable, elle sera belle, encore que par moments l’imagination semble avoir été désuète. Peut-être, elle sera drôle. Curieusement, c’est quand l’équipe se dégage des mots de la pièce, qu’elle en trouve, à mon avis, le ton. L’acte deux a été remplacé par un débat. Sur la scène, deux philosophes (très nouveaux), deux politicards (un de droite, un de gauche), Bernard Shaw (incarné par Beck qui est remarquablement grimé) et Kandinsky, joué par une fille remarquable, Imke Buchholz, viennent exposer leurs conceptions sur la vie et la mort, et demander son avis au public. Ce passage est réussi. Le reste est trop bavard. Il faut rendre hommage à ces artistes tous étrangers qui se donnent la peine de parler en français. Au début, ils articulent assez bien. Mais, la fatigue aidant, au quatrième et au cinquième acte, on ne comprend plus très bien leur baragouin.
Le spectacle, qui dure plus de trois heures, est d’ailleurs trop long. La réflexion de Shaw n’est pas assez profonde pour tenir le parcours. L’humanité des années 2230 fondée sur une élite et des esclaves manque d’originalité (du moins pour un spectateur d’aujourd’hui). Celle des années 3000, où un oracle dicte aux hommes ce qu’ils doivent faire, est singulièrement rétro. Quant à celle de l’année 31982, (à ce moment-là, les enfants naissent adultes et dans des œufs), sa permissivité ne nous semble pas très novatrice, et il me semble improbable que l’homme attende si longtemps pour découvrir que l’ART peut lui ouvrir une voie vers la spiritualité pure.
Le spectacle sera-t-il, lorsqu’il aura été retravaillé, du grand LIVING THEATRE ? Je crois que ce travail devrait aller jusqu’à oublier Shaw, ou en tout cas à le réduire à son carcan, si on y tient. Car rien n’est moins satisfaisant que de peiner à entendre des gens penser quand ils pensent mal. Hanon, investi par l’angoisse que lui inspire l’idée de mort, n’a pas su distancier ses acteurs des anecdotes faibles qu’il leur fait jouer, de surcroît, en style expressionniste appuyé. Une lecture plus critique aidera certainement le comique à penser et, quand le public rira, son plaisir l’aidera à mieux entrer dans la réflexion qui lui est proposée. N’empêche que la grande œuvre sur ce thème reste à écrire. Le LIVING ouvre une voie. Il ne comble pas. Et, malheureusement pour lui, son esthétique visuelle, sa nudité exhibée, ses cris proférés, son étrange musique, la beauté de ses costumes obtenue à travers des matières pauvres, les interventions de ses acteurs dans la salle, et ses provocations ne surprennent plus.
Entendez bien pourtant que, évoquant ce spectacle ambitieux et important, fruit d’un effort considérable, partiellement réussi et qui ne laisse pas indifférent, mes critiques sont à tremper dans l’encre réservée aux grandes choses.
UNE TOURNÉE DANS LES PAYS DE L’EST AVEC LE SPECTACLE
EXERCICES DE STYLE MIS EN SCÈNE PAR JACQUES SEILER
27.05.82 - L’arrivée à Budapest ne manque pas de piquant. Notre avion atterrit. Nous passons la police. Personne de l’Ambassade n’est là pour nous soutenir face à des fonctionnaires sinistres qui scrutent chaque cas silencieusement, interminablement. Nous fourrons nos malles sur des chariots. Toujours personne de l’Ambassade. Nous passons la douane avec notre charme. Nous nous retrouvons dans le hall d’arrivée. Toujours personne. Tandis que je songe à téléphoner, voilà un grand flandrin d’adjudant chef, qui se dit « secrétaire » de l’Institut et qui se pointe en disant : « Je croyais que vous étiez six. Où sont les autres ? » Effectivement, Danièle Lebrun était allée faire pipi. « Vous êtes logés jusqu’à dimanche, après il faudra qu’on vous prenne chez les uns, chez les autres. Vous auriez pu partir samedi, il y avait un avion. Mais à Bucarest, on n’a pas voulu de vous, alors on vous a sur le dos. Faudra qu’on se débrouille. Ce sera difficile. Vous comprenez, dans le pays, il n’y a pas assez d’hôtels. On a tout essayé ! ».
Comme je sens que ce langage n’emballe guère Monsieur Seiler, je prends les devants et pique une colère calculée. Ca n’empêche pas le directeur du Théâtre Aujourd’hui (je lui ai dit que moi, j’allais fonder le théâtre « D » apostrophe) de faire sa crise de coquetterie en disant que lui, quand il ne se sent pas désiré, il a tout de suite envie de foutre le camp. Vous savez son langage imagé. Hier, à Prague, il m’a fait hurler de rire en mangeant des haricots verts : « Avec une boîte comme ça, il y a de quoi faire un costard ». Il évoquait, bien sûr, les fils qui craquaient sous nos dents. Il faut dire que l’équipe, très de gauche, du genre « communiste contestataire », a l’œil ouvert sur les réalités socialistes.
La fameuse histoire de Radio Erivan est tous les jours à l’honneur. Vous la connaissez ? :
« Qu’est-ce que le Capitalisme ?
-C’est l’exploitation de l’homme par l’homme.
-Et qu’est ce que le communisme ?
-C’est exactement le contraire ! »
Bref, nous voilà embarqués dans une voiture et une camionnette.
Nous traversons Pest, puis le Danube charriant ses boues jaunes, puis la colline de Buda. Nous redescendons l’autre versant. Nous nous engageons sur l’autoroute du Lac Balaton et, juste avant la pancarte qui indique qu’on sort de Budapest (imaginez un Paris qui irait jusqu’à Rueil ou Sceaux !), on s’embarque dans une rue boueuse et en pente, qui arrive à un petit hôtel propre, neuf. Nous y sommes accueillis par une aimable hôtesse, qui nous sert une bière tchèque dont l’excellence nous fait négliger le bruit (qui demain deviendra omniprésent) d’une excavatrice travaillant devant la maison d’en face. Boudet, J. L. Leclerc et moi y descendons. Nous posons nos bagages, puis repartons pour accompagner les Seiler et Danièle Lebrun à leur appartement. Monsieur Rode, -c’est le nom de l’adjudant,- a distribué aux impétrants une petite brochure qui décrit en termes idylliques ce logement pour hôtes de l’ambassade. Mais ledit topo concerne un autre home. La preuve : il commence par ces mots : « Vous êtes ici dans la zone piétonnière de Budapest ». Or, nous roulons dans la périphérie et, en fin de compte, nous atterrissons dans une maison où il y a peu de meubles, un téléphone bridé, un lit de camp pour Danièle, et une sensation certaine d’isolement. Bagages largués, nous allons au Théâtre Radecki et là, l’humeur redevient bonne, car l’accueil est charmant et le lieu est, de toute évidence, parfait pour le spectacle. Rassérénée sur ce plan, la troupe va prendre le thé et manger des gâteaux à la crème dans un de ces établissements de Budapest qui date de l’Empire austro-hongrois, et qui, apparemment, ont été conservés -clientèle comprise- par le Communisme.
À dire le vrai, ce « Communisme » n’est pas très palpable, ici, au premier coup d’œil. Dans les rues, flotte une odeur de pollution due aux bagnoles, très nombreuses, presque aussi nombreuses que chez nous, qui circulent. Les biens de consommation ne semblent pas faire défaut. La bouffe s’étale partout comme chez nous : je suis entré dans un marché couvert. Pas le moindre doute. Les Hongrois ne manquent ni de l’essentiel, ni du superflu. Les boutiques sont achalandées et, comme il existe un secteur privé non négligeable, la variété s’y retrouve. Certes, le luxe n’est pas celui des Champs-Élysées, mais c’est bien celui de l’Avenue de Clichy.
Ceux qui décrivent « les foules lugubres des Démocraties Populaires » feraient bien, d’ailleurs, de se mêler à celles de Budapest. On n’y détecte ni tristesse chronique, ni pauvreté latente, ni appétit rentré d’une autre vie. Au coin d’une rue, un orchestre pop jouait. Des marchands de journaux vendent leur marchandise à la criée aux feux rouges entre les bagnoles. Un peu partout, il y a des stands avec des livres en vente, qu’on s’arrache littéralement.
Cela dit, une certaine brusquerie n’est pas sans exister dans les rapports humains. À plusieurs reprises, j’ai compris que pour obtenir quelque chose dans les magasins ou restaurants, il fallait être patient. C’est le vendeur qui décide de l’instant où il jugera convenable de s’adresser au client.
Danièle Lebrun, qui connaît son Budapest, nous emmène en haut de la colline de Buda, à côté de l’Hôtel Hilton, dans une petite boutique très chou, pleine de chiffons pour touristes qui me paraissent extrêmement chers. Mais il paraît qu’à côté de Paris, c’est donné. Puis nous dînons en plein air, car il fait chaud, dans un établissement où nous avons du mal à trouver de la place. Je mange un « Foie gras à la Hongroise », c’est-à-dire cuit dans sa graisse avec du paprika, des poivrons et des oignons. Trois heures plus tard, j’en retrouverai fugitivement le goût lorsque je le rendrai à la nature.
28.05.82 - À 9 h 30, un chauffeur vient me chercher, ainsi que Jean-Louis Leclerc, dans notre hôtel de banlieue. Et tandis que le régisseur commence son montage, je pars, à pied, à la recherche du bureau de la TAROM (la compagnie aérienne roumaine). Je fais une dizaine de kilomètres, renvoyé d’une adresse à l’autre, ainsi puis-je faire une connaissance approfondie de Budapest. Je ne trouverai jamais cette agence, parce qu’elle n’existe pas !
Je l’apprends quand, de guerre lasse, j’ai l’idée de requérir le secours d’Air France. En cours de route, j’ai mangé d’un hot-dog. Je trouve au théâtre la troupe très excitée. Ils ont tous déménagé : ils sont à l’Hôtel Gellert ! Le soi-disant hôtel complet ne l’était pas ! Je bondis en taxi chercher mon bagage et celui du régisseur ; ça ne se passe pas tout seul car l’hôtelier téléphone au Centre Culturel pour protester -ce que, de son point de vue, je comprends très bien ! « Il doit y avoir un malentendu », me susurre une secrétaire qu’il me passe- « Pas du tout », je lui rétorque, « vous nous avez menti. Il y a des chambres au Gellert, que nous avions demandées. Nous y allons ! Et je raccroche.
À dire le vrai, ce Gellert est un étrange établissement.
C’est un vieux bâtiment rococo, rénové à l’intérieur, et qui domine une piscine à laquelle on accède de l’intérieur par un ascenseur antique.
Ma chambre est petite. La radio ne marche pas. L’eau dans la baignoire ne dépasse pas les 37 °. Des bruits de moteur percent le silence du petit matin. Ca doit venir de la piscine ou des cuisines.
En vérité, n’était l’éloignement, j’étais mieux dans la petite pension. Mais, n’est-ce pas, je n’allais pas y rester tout seul, et nos amis, maintenant qu’ils ont pris « l’Ambassade » la main dans le sac de la mesquinerie, sont heureux.
Pour l’instant, ils jouent. Aujourd’hui, ils jouent deux fois ; 16 h et 19 h. Ce rythme leur plaît. En quelque sorte, ils préfèrent se débarrasser de la corvée d’un coup. (Je crois que le mot « corvée » est impropre : en vérité, ils sont ravis de jouer, vous l’avez bien compris). Je suis surpris, je l’avoue, du succès rencontré par Queneau sous cette longitude. Déjà à Prague, au Théâtre Disk bourré comme un œuf trop plein, j’avais été étonné de voir des Tchèques très peu francophones prendre visiblement plaisir à cette virtuosité du langage pur. Mais ici, l’impact dépasse toute imagination et c’est un vrai triomphe que rencontrent, aux deux séances, nos amis.
C’est à la fin de la première séance que nous voyons pour la première fois Monsieur Laurent Deshusses. Gros, transpirant sous un complet sombre d’hiver vieille mode, l’haleine puant l’alcool, le Conseiller Culturel a choisi de se confondre en excuses.
N’est-ce pas, un groupe d’Allemands avaient réservé au Gellert et s’était désisté à la dernière minute, libérant les chambres qu’il croyait occupées ! Il est navré, désolé… Seiler lui fait un peu la gueule, mais choisit quand même la voie de la charité et fait semblant de le croire. Je lui raconte l’accueil reçu à l’aéroport. « Ah ! lala ! », me dit-il, ce n’est pas la première fois que ça arrive. Monsieur Rode est un garçon qui a de grandes qualités, mais il n’est pas toujours diplomate ! » (sic ! je me demande, alors, ce qu’il fait dans la diplomatie… Mais vous me direz que le Centre Culturel, ça n’est pas la diplomatie !). J’apprends que ce baroudeur, qui est le gestionnaire du Centre, a été au Tchad, en Somalie, en Extrême-Orient (voyez quand, à peu près), au Liban. En Hongrie, il a épousé une native, charmante au demeurant, dont il doit vigoureusement satisfaire les besoins sexuels. « Mais allons boire un verre, cher Monsieur », me dit Deshusses qui s’exprime toujours pompeusement, comme en phrases écrites apprises par cœur. En vérité, je crois qu’il est saoul. Il transpire. Il se balance en se tenant debout, et c’est tout de suite un cognac qu’il commande. Moi, je choisis une vodka orange qui a l’avantage d’être rafraîchissante par la chaleur qu’il fait.
Car il fait chaud. Le temps est à l’orage. Le tonnerre gronde fréquemment et des grosses gouttes tombent par intermittence sur la ville.
Arrive Poupette. C’est Madame Deshusses. Très grasse elle aussi. Mais autant il est compassé, autant elle est popote, je dirais même simplette. Elle n’hésite pas à rabrouer son mari en public. « C’est moi qui conduis, lui il ne sait jamais où il va ! »Elle m’a à la bonne : « Laurent a été si content quand vous lui avez écrit après Till Eulenspiegel à Berlin ». (Il aurait pu répondre : je m’étais toujours demandé s’il avait reçu la lettre !)… « Oui ! Je me plais bien, ici, mais Berlin, c’était mieux !... » -« Nous habitons un palais du XVe siècle…Hi ! Hi !... Nous sommes toujours dérangés par des touristes qui veulent le visiter… Alors vous venez demain au cocktail de mon mari. Faudra que je me lève tôt pour préparer des canapés »… Vous voyez !
Lui, pendant ce temps, s’enfile un nouveau cognac avec chacun de ses invités arrivant au théâtre. Car en Hongrie, l’heure n’est qu’indicative. On commence le spectacle quand les gens sont là !
Après le spectacle, Monsieur Rode vient féliciter les artistes. Il est très aimable. Il doit bien aimer qu’on lui résiste. Il se déclare enchanté qu’on ait pu trouver des chambres au Gellert. Un Monsieur hongrois, qui se dit traducteur de Queneau, vient à point pour qu’on change de sujet. Puis on va manger. C’est Monsieur Rode qui a commandé le menu à l’avance. On n’a donc pas l’embarras du choix. Monsieur Deshusses préside et exprime, sur la visite du Pape en Angleterre, un point de vue qui le fait cataloguer par Seiler dans la catégorie des « cons de cathos ». Le couple Deshusses est baptisé « les deux gros ». Danièle Lebrun remarque que Poupette se penche souvent vers moi… « Alors, je n’aurai pas le plaisir de vous loger chez moi dimanche ?... », minaude la conseillère ! « Hélas, non, je me dois de rester avec mes camarades », réponds-je hypocrite !
La meilleure surgit quand, vers minuit, nos hôtes nous ramènent à l’hôtel. « Donc, vous y êtes tous, (dit Deshusses accroché au volant de SA voiture, Poupette étant à celui de la sienne), je n’ai pas besoin de descendre pour parler haut et fort en votre faveur !... » Seiler manque d’en avaler sa langue.
29.05.82 - Il pleut des cordes. J’aurais dû écouter Thérèse qui m’avait dit d’emporter mon imperméable. J’essaie d’appeler Paris avant qu’elle ne parte à Lubersac, mais ça ne passe pas. On monte en taxi à la boutique déjà décrite. Tous y dépensent des fortunes, mais je ne vois, moi, rien qui me saute au cœur, à part une robe pour Catherine que j’achète. Puis à 11 h 30, il y a cocktail chez les Deshusses.
Les Hongrois de service qui sont là ne m’apportent pas grande information sur ce que je cherche : des CVOCI ou des DIVADLO NA PROVASZCU hongrois.
L’attaché culturel, Monsieur Daoudal, qui ressemble à Marc Eyraud, me dit que les groupes intéressants sont hors de Budapest. J’en verrai, chez lui, deux, lundi. Bon ! Attendons en dégustant les canapés de Madame Deshusses qui sont servis par un valet à l’ancienne, qui détourne pudiquement les yeux chaque fois qu’un convive se sert maladroitement. Deshusses, comme de juste, est déjà très hypothéqué. « Laurent boit trop, je le lui ai dit, (claironne Poupette) hi ! hi !... mais moi je ne bois que de l’eau ».
Herzog est là. On en profite pour parler de GeVREY- CHAMBERTIN, mais ça glisse. « Je vous promets de m’en occuper avant l’été », dit le Conseiller ! Bon… Je vais tâcher de joindre directement les Hongrois. Mais où sont-ils ?
Après le cocktail, nous débarquons chez une amie de Danièle Lebrun (qu’elle a connu pendant que Bluwal tournait un film dans ce pays). C’est une scripte, ou je ne sais pas quoi, grande fille pas gâtée par la nature, peut-être bien lesbienne, virile en tous cas. Elle nous a fait la goulasch ! Exquise ! J’en aurai, là aussi, deux fois le goût en bouche. Cette cuisine me pose problèmes.
Je commence à comprendre cette rusée Hongrie, qui reste marquée, pour nous Occidentaux, au coin de la « répression » russe de 56, et dont la ligne idéologique « dure » se fait entendre haut et clair en toutes occasions internationales. En fait, discrètement, sournoisement dirai-je, Kadar est en train de détourner le pays de la voie communiste au nom du réalisme. Son truc est très au point. L’idéologie de la Hongrie est une des plus pures du monde de l’Est.
Dans les faits, l’initiative privée avec profit individuel est rétablie dans tous les domaines où ça aide à ce que ça marche mieux. La moitié du commerce est privée. L’agriculture collective est limitée aux cultures qui requièrent de vastes espaces et de la technologie. D’ailleurs, les paysans sont intéressés aux bénéfices des kolkhozes. Sur leurs propres terres, ils exploitent les légumes, les fruits. Ils sont, paraît-il, riches. Les autres rament un peu pour joindre les deux bouts, et la plupart ont deux métiers : jusqu’à 16 h, le travail officiel avec lequel ils gagnent un SMIG équivalent à quelque 800 FF par mois, et le travail libre, jusque vers 9 ou 10 h du soir, qui leur permet de doubler ce salaire. Ce sont des chiffres sans impôts, car ceux-ci sont retenus à la source, mais quand on compare au prix de la vie, c’est très peu. Alors il y a le « miracle », car tout le monde semble avoir plus d’argent qu’il n’en gagne. Comment expliquer, sinon, qu’il y ait tant d’autos (achetées sans crédit : on paye cash et on la reçoit deux ans après) et que tant de gens se précipitent sur les appartements, que l’État possédait et qu’il vend aux enchères aux plus offrants ! (vachement Socialiste, hein ?)
Bien sûr, ce n’est pas vraiment le Capitalisme, mais Shell et Esso sont là, les banques étrangères s’implantent, il est question que le Forint adhère au FMI. Les Russes laissent cette escalade se faire au nom du réalisme, parce que Kadar, dès qu’on parle du Marxisme, est intraitable ! Que les Polonais n’ont-ils étudié cette malignité, au lieu de foncer dans les créneaux défendus. Les Hongrois sont-ils « libres » ? Il n’y a, bien sûr, qu’un parti (avec assez peu de monde dedans. « Ca n’aide pas pour les carrières. Plutôt au contraire » !).
Ils n’ont le droit d’aller à l’Ouest qu’une fois par an -sauf motifs professionnels, bien sûr) et en provisionnant leur voyage. Ils vont dans les Pays de l’Est librement, sauf en URSS. Ils n’ont carrément pas l’air triste, et ce ne sont pas que les touristes qui encombrent les lieux de plaisirs. Ceux-ci, naturellement, ne transgressent pas les canons moraux de l’Est. Pas de porno à l’horizon. Mais c’est le seul pays où l’on joue Beckett, où la TV pullule de séries américaines et où, dans les rues, il n’y ait ni banderoles ni affiches de propagande. Tout cela « grâce à Lui » : c’est-à-dire Kadar, qui semble très aimé, mais dont je n’ai vu nulle part la photo.
Après le Goulasch, je rentre à l’hôtel et m’effondre sur mon lit pendant deux heures ; je me réveille avec un mal de crâne à couper au couteau. Je le coupe avec deux aspirines. Le reste de ce samedi se passe entre nous. Le soir, nous dînons au son d’un orchestre tsigane dans le restaurant monumental de l’Hôtel Gellart. Il pleut toujours.
DE LA HONGRIE à la ROUMANIE
02.06.82 - L’expédition à Timisoara ressemble à une équipée. Monsieur Arnold, très agité, n’est pas sûr que nos colis entrent dans l’avion des lignes roumaines Il n’est pas sûr non plus de ses moyens de transport terrestre. Quoique, un moment, hier, il ait été question que les colis aillent par la route et que je renouvelle, en Roumanie en les accompagnant, mon exploit iranien de jadis.
Le vrai visage de ce régime policier éclate à l’aéroport . Parbleu : ils doivent redouter le détournement. La Grèce et la Turquie ne sont pas loin, et la Yougoslavie est à 75 kilomètres de notre but. Bref, la fouille est sérieuse et sans gentillesse.
Nos amis en perdent le sens de la plus élémentaire prudence et, si vraiment des oreilles traînent pour les écouter, et si elles comprennent ce qui se dit, elles devraient vibrer ! Pour couronner le tout, on nous parque ensuite une demi-heure dans un car chauffé par le soleil, et ça recommence dans l’avion pour une autre demi-heure avant qu’on daigne nous envoyer la climatisation.
L’avion est un Antonov qui ressemble à nos anciens DC 6.
Pour étancher nos soifs, on nous propose du cognac et du Pepsi-Cola. Ma chemise est à tordre à l’arrivée.
Le lecteur de l’université qui nous accueille est un jeune militaire qui fait son service dans la coopération. C’est lui qui a arrangé notre venue dans le théâtre de l’Université (qui ne ressemble en rien aux théâtre des universités américaines). Il y a quatre projos fixes et des rideaux de fond, au choix blanc brillant ou jaune canari. Il semblerait que ce lieu soit un refuge du rock. Mais son acoustique est déplorable.
Je crois avoir de la chance en ayant une chambre « sur jardin » à l’Hôtel Continental (qui n’est pas mal, sauf que l’eau chaude n’existe pas). Mais à peine y suis-je installé qu’un orchestre typique sonorisé se met à jouer, ampli là encore poussé au maximum.
Heureusement, la télé que j’ai ne marche pas. Sans quoi, j’aurais imaginé la suite des aventures de Ceausescu (qui se confondent, comme chacun sait ici, avec l’Histoire de la Roumanie), au son de violons couvrant sa voix. N’eût-ce pas été subversif ?
Nous dînons à l’hôtel aux accents d’un autre orchestre typique. Nous sommes quatre à demander de la bière et la serveuse commence par nous dire qu’il n’y en a pas. Puis, au bout de dix minutes, elle revient avec une théière et quatre tasses à petit-déjeuner, et nous glisse à l’oreille : « C’est de la Tuborg » ! C’en est en effet…
03.06.82 - La visite de Timisoara est une bonne surprise. Je vais en voiture au « théâtre » avec Jean-Louis à 10 h, après avoir pris une douche froide car l’eau chaude ne coule pas, et j’en reviens à pied. Peut-être est-ce parce qu’il n’y a rien à manger, mais je vois moins de queue qu’à Bucarest. Le soleil d’été est là. Il y a des belles maisons peintes de couleurs vives. Une rivière très ombragée traverse la cité, avec des grandes terrasses où les gens boivent une bière locale, encore en fermentation, qu’on refuse de servir aux étrangers. Les boutiques d’artisanat sont bien achalandées.
Mais la troupe est de méchante humeur. Eux n’ont vu que des rues défoncées et des maisons sales. Il a lavé dans sa baignoire les serviettes de l’hôtel qui lui ont semblé dégueulasses. À un moment, l’attaché culturel a un mot malheureux. Il dit que les étudiants qui ont invité le spectacle ont envoyé des invitations. Seiler en conclut qu’il va jouer devant des apparatchiks, et il déclare que si c’est ça son public, il ne jouera pas. Je dois lui rappeler un peu vertement qu’il n’a pas le choix !
Un déjeuner a été arrangé avec des artistes et des professeurs roumains. Il ne se dit pas grand-chose d’important. Le contact reste superficiel. Il y a cependant un marionnettiste pas trop coincé avec qui j’ai une conversation un peu libérée. Mais ici, tout est vraiment coincé. J’apprends que, pour les étudiants de Timisoara, c’est une victoire que d’avoir eu le droit d’inviter une troupe française.
Seiler gueule qu’avec des conditions techniques aussi désastreuses, les spectateurs ne voient pas son vrai spectacle. Il a raison, bien sûr, et pourtant son ratage a quelque chose de dérisoire.
Cela dit, je passe la soirée à ouvrir et à fermer la porte de la salle car, comme c’est gratuit et qu’on est dans la Maison des Étudiants, il y en a beaucoup qui viennent jeter un œil à la représentation et s’en vont. Le carré de ceux qui verront tout le spectacle, deux cents personnes environ, est massé devant. Ils ont des réactions tout à fait parisiennes et, une nouvelle fois, l’impact de cet exercice de virtuosité verbale sur les publics non francophones me surprend. Certes, le jeu des acteurs téléguide certaines réactions, mais ça n’explique pas tout. Je pense que Queneau doit être beaucoup plus lu, étudié, disséqué que chez nous. En tous cas, il est connu. En tous cas la preuve est faite que ce spectacle est international.
Nous soupons à l’hôtel. Nous obtenons d’être dans une salle un peu à l’écart de l’orchestre et de la chanteuse « typique », qui hurle littéralement des chants qui seraient jolis si le potentiomètre était poussé un peu moins. Seiler découvre que le sous-développement va avec ces musiques stupidement rendues agressives.
C’est vrai que ce pays a un aspect tiers-mondiste qui n’existe ni en D.D.R., ni en Tchécoslovaquie, ni en Hongrie. Seiler a vu un type renversé par une voiture. Il était blessé. Deux personnes l’ont tiré sur le trottoir par les membres. Il n’y a pas besoin d’être grand secouriste pour savoir que c’est criminel.
Dans ma promenade, j’ai eu l’occasion de visiter une cathédrale orthodoxe. La richesse y éclate comme dans les églises catholique d’Amérique du Sud. Il y a de l’or partout. Ce n’est pas du vieil or ! L’édifice a été construit entre 1938 et 1946. Le régime Ceausescu s’accommode fort bien, nous dit-on, de cette église qui le soutient et fait même partie du gouvernement. Je m’abstiendrai de commentaires par égard pour certains de mes lecteurs, mais ça me paraît quand même la preuve que le Marxisme d’ici n’est qu’une façade. Il s’agit d’une dictature maquillée qui s’appuie, comme toutes les dictatures, sur les forces « obscurisantes ». Il est terrifiant de toucher du doigt le détournement d’une grande promesse pour l’humanité. Bien sûr que tout ça n’est pas le Communisme. Il y a imposture.
04.06.82 - C’est le dernier jour. Lever à six heures du matin (cinq heures en France). Il ne faudrait faire les tournées que les mains dans les poches, car chaque embarquement de matériel est une épopée. Ici, le problème, c’est de l’apporter à sept heures du matin à l’aéroport. Sans quelques bonnes volontés, nous n’y parviendrions pas, car le taxi fret ne commence en principe son boulot qu’à sept heures. Arrivés à Bucarest, nous avons six heures à perdre avant le départ de l’avion d’AIR FRANCE, mais nous en passons une à glander dans un car parce que la route de l’aéroport à la ville est fermée : Ceausescu reçoit le Général Jarulewski. Ces deux lascars ont des choses à se dire. Nous avons quand même le temps de visiter le « Musée des Villages », lieu touristique objectivement intéressant.
Dans l’avion, Seiler fait une fête au plateau-repas d’AIR France. Vous savez, ces plateaux dégueulasses que le passager monte lui-même à sa place. J’y prends une côte de mouton pour une côte de porc pas cuite ! Seiler me démontre que je n’ai pas de goût. Démagogie cocardière oblige !
Le thème est d’importance : Shaw pose en effet la question de la durée de la vie humaine, et même de l’immortalité possible de l’homme. En cinq actes, il évoque la création selon la Genèse. Puis, de nos jours, les « frères Barnabas » inventent un nouvel évangile qui revendique qu’au moins les hommes puissent vivre trois cents ans. On suit ensuite l’humanité à travers trois époques : 2230, 3000 et 31982 après J.C.
Le texte de Bernard Shaw, malheureusement, n’est pas à la hauteur des préoccupations de l’auteur. Ou alors, c’est le LIVING THEATRE qui, à force de l’asséner avec conviction, en efface complètement l’humour et la légèreté.
La prévision de l’avenir, telle qu’elle nous est montrée en termes pessimistes, avec une humanité qui ne se promouvra jamais, qui ne saura jamais se prendre en charge, est simpliste. Il n’est pas possible que Shaw ait traité sérieusement la dernière scène, où l’on voit un vieillard revendiquer comme solution finale que l’homme, enfin débarrassé de son incommode enveloppe terrestre, le CORPS, cette machinerie toujours grippée, devienne pur esprit voguant dans le cosmos !
Le matérialisme au passage est stigmatisé. Oui, c’est évident : Shaw a écrit une œuvre gentiment philosophique mais destinée à divertir, et le LIVING en a fait une lecture, non pas au premier degré, mais À LA LETTRE. Le résultat n’est pas toujours négatif : au premier acte, la découverte de la notion de mort, dans le cadre de ce qui est sans doute le paradis terrestre, est très touchante. D’ailleurs, la pièce n’est jamais jouée toute seule : l’univers de Kandinsky, reproduit par la gestuelle, le son, et la toile de fond, existe constamment en contrepoint de ce que disent les acteurs. C’était la première absolue. Quand la « chorégraphie » (car c’en est une, en vérité) aura été maîtrisée, rendue impeccable, elle sera belle, encore que par moments l’imagination semble avoir été désuète. Peut-être, elle sera drôle. Curieusement, c’est quand l’équipe se dégage des mots de la pièce, qu’elle en trouve, à mon avis, le ton. L’acte deux a été remplacé par un débat. Sur la scène, deux philosophes (très nouveaux), deux politicards (un de droite, un de gauche), Bernard Shaw (incarné par Beck qui est remarquablement grimé) et Kandinsky, joué par une fille remarquable, Imke Buchholz, viennent exposer leurs conceptions sur la vie et la mort, et demander son avis au public. Ce passage est réussi. Le reste est trop bavard. Il faut rendre hommage à ces artistes tous étrangers qui se donnent la peine de parler en français. Au début, ils articulent assez bien. Mais, la fatigue aidant, au quatrième et au cinquième acte, on ne comprend plus très bien leur baragouin.
Le spectacle, qui dure plus de trois heures, est d’ailleurs trop long. La réflexion de Shaw n’est pas assez profonde pour tenir le parcours. L’humanité des années 2230 fondée sur une élite et des esclaves manque d’originalité (du moins pour un spectateur d’aujourd’hui). Celle des années 3000, où un oracle dicte aux hommes ce qu’ils doivent faire, est singulièrement rétro. Quant à celle de l’année 31982, (à ce moment-là, les enfants naissent adultes et dans des œufs), sa permissivité ne nous semble pas très novatrice, et il me semble improbable que l’homme attende si longtemps pour découvrir que l’ART peut lui ouvrir une voie vers la spiritualité pure.
Le spectacle sera-t-il, lorsqu’il aura été retravaillé, du grand LIVING THEATRE ? Je crois que ce travail devrait aller jusqu’à oublier Shaw, ou en tout cas à le réduire à son carcan, si on y tient. Car rien n’est moins satisfaisant que de peiner à entendre des gens penser quand ils pensent mal. Hanon, investi par l’angoisse que lui inspire l’idée de mort, n’a pas su distancier ses acteurs des anecdotes faibles qu’il leur fait jouer, de surcroît, en style expressionniste appuyé. Une lecture plus critique aidera certainement le comique à penser et, quand le public rira, son plaisir l’aidera à mieux entrer dans la réflexion qui lui est proposée. N’empêche que la grande œuvre sur ce thème reste à écrire. Le LIVING ouvre une voie. Il ne comble pas. Et, malheureusement pour lui, son esthétique visuelle, sa nudité exhibée, ses cris proférés, son étrange musique, la beauté de ses costumes obtenue à travers des matières pauvres, les interventions de ses acteurs dans la salle, et ses provocations ne surprennent plus.
Entendez bien pourtant que, évoquant ce spectacle ambitieux et important, fruit d’un effort considérable, partiellement réussi et qui ne laisse pas indifférent, mes critiques sont à tremper dans l’encre réservée aux grandes choses.
UNE TOURNÉE DANS LES PAYS DE L’EST AVEC LE SPECTACLE
EXERCICES DE STYLE MIS EN SCÈNE PAR JACQUES SEILER
27.05.82 - L’arrivée à Budapest ne manque pas de piquant. Notre avion atterrit. Nous passons la police. Personne de l’Ambassade n’est là pour nous soutenir face à des fonctionnaires sinistres qui scrutent chaque cas silencieusement, interminablement. Nous fourrons nos malles sur des chariots. Toujours personne de l’Ambassade. Nous passons la douane avec notre charme. Nous nous retrouvons dans le hall d’arrivée. Toujours personne. Tandis que je songe à téléphoner, voilà un grand flandrin d’adjudant chef, qui se dit « secrétaire » de l’Institut et qui se pointe en disant : « Je croyais que vous étiez six. Où sont les autres ? » Effectivement, Danièle Lebrun était allée faire pipi. « Vous êtes logés jusqu’à dimanche, après il faudra qu’on vous prenne chez les uns, chez les autres. Vous auriez pu partir samedi, il y avait un avion. Mais à Bucarest, on n’a pas voulu de vous, alors on vous a sur le dos. Faudra qu’on se débrouille. Ce sera difficile. Vous comprenez, dans le pays, il n’y a pas assez d’hôtels. On a tout essayé ! ».
Comme je sens que ce langage n’emballe guère Monsieur Seiler, je prends les devants et pique une colère calculée. Ca n’empêche pas le directeur du Théâtre Aujourd’hui (je lui ai dit que moi, j’allais fonder le théâtre « D » apostrophe) de faire sa crise de coquetterie en disant que lui, quand il ne se sent pas désiré, il a tout de suite envie de foutre le camp. Vous savez son langage imagé. Hier, à Prague, il m’a fait hurler de rire en mangeant des haricots verts : « Avec une boîte comme ça, il y a de quoi faire un costard ». Il évoquait, bien sûr, les fils qui craquaient sous nos dents. Il faut dire que l’équipe, très de gauche, du genre « communiste contestataire », a l’œil ouvert sur les réalités socialistes.
La fameuse histoire de Radio Erivan est tous les jours à l’honneur. Vous la connaissez ? :
« Qu’est-ce que le Capitalisme ?
-C’est l’exploitation de l’homme par l’homme.
-Et qu’est ce que le communisme ?
-C’est exactement le contraire ! »
Bref, nous voilà embarqués dans une voiture et une camionnette.
Nous traversons Pest, puis le Danube charriant ses boues jaunes, puis la colline de Buda. Nous redescendons l’autre versant. Nous nous engageons sur l’autoroute du Lac Balaton et, juste avant la pancarte qui indique qu’on sort de Budapest (imaginez un Paris qui irait jusqu’à Rueil ou Sceaux !), on s’embarque dans une rue boueuse et en pente, qui arrive à un petit hôtel propre, neuf. Nous y sommes accueillis par une aimable hôtesse, qui nous sert une bière tchèque dont l’excellence nous fait négliger le bruit (qui demain deviendra omniprésent) d’une excavatrice travaillant devant la maison d’en face. Boudet, J. L. Leclerc et moi y descendons. Nous posons nos bagages, puis repartons pour accompagner les Seiler et Danièle Lebrun à leur appartement. Monsieur Rode, -c’est le nom de l’adjudant,- a distribué aux impétrants une petite brochure qui décrit en termes idylliques ce logement pour hôtes de l’ambassade. Mais ledit topo concerne un autre home. La preuve : il commence par ces mots : « Vous êtes ici dans la zone piétonnière de Budapest ». Or, nous roulons dans la périphérie et, en fin de compte, nous atterrissons dans une maison où il y a peu de meubles, un téléphone bridé, un lit de camp pour Danièle, et une sensation certaine d’isolement. Bagages largués, nous allons au Théâtre Radecki et là, l’humeur redevient bonne, car l’accueil est charmant et le lieu est, de toute évidence, parfait pour le spectacle. Rassérénée sur ce plan, la troupe va prendre le thé et manger des gâteaux à la crème dans un de ces établissements de Budapest qui date de l’Empire austro-hongrois, et qui, apparemment, ont été conservés -clientèle comprise- par le Communisme.
À dire le vrai, ce « Communisme » n’est pas très palpable, ici, au premier coup d’œil. Dans les rues, flotte une odeur de pollution due aux bagnoles, très nombreuses, presque aussi nombreuses que chez nous, qui circulent. Les biens de consommation ne semblent pas faire défaut. La bouffe s’étale partout comme chez nous : je suis entré dans un marché couvert. Pas le moindre doute. Les Hongrois ne manquent ni de l’essentiel, ni du superflu. Les boutiques sont achalandées et, comme il existe un secteur privé non négligeable, la variété s’y retrouve. Certes, le luxe n’est pas celui des Champs-Élysées, mais c’est bien celui de l’Avenue de Clichy.
Ceux qui décrivent « les foules lugubres des Démocraties Populaires » feraient bien, d’ailleurs, de se mêler à celles de Budapest. On n’y détecte ni tristesse chronique, ni pauvreté latente, ni appétit rentré d’une autre vie. Au coin d’une rue, un orchestre pop jouait. Des marchands de journaux vendent leur marchandise à la criée aux feux rouges entre les bagnoles. Un peu partout, il y a des stands avec des livres en vente, qu’on s’arrache littéralement.
Cela dit, une certaine brusquerie n’est pas sans exister dans les rapports humains. À plusieurs reprises, j’ai compris que pour obtenir quelque chose dans les magasins ou restaurants, il fallait être patient. C’est le vendeur qui décide de l’instant où il jugera convenable de s’adresser au client.
Danièle Lebrun, qui connaît son Budapest, nous emmène en haut de la colline de Buda, à côté de l’Hôtel Hilton, dans une petite boutique très chou, pleine de chiffons pour touristes qui me paraissent extrêmement chers. Mais il paraît qu’à côté de Paris, c’est donné. Puis nous dînons en plein air, car il fait chaud, dans un établissement où nous avons du mal à trouver de la place. Je mange un « Foie gras à la Hongroise », c’est-à-dire cuit dans sa graisse avec du paprika, des poivrons et des oignons. Trois heures plus tard, j’en retrouverai fugitivement le goût lorsque je le rendrai à la nature.
28.05.82 - À 9 h 30, un chauffeur vient me chercher, ainsi que Jean-Louis Leclerc, dans notre hôtel de banlieue. Et tandis que le régisseur commence son montage, je pars, à pied, à la recherche du bureau de la TAROM (la compagnie aérienne roumaine). Je fais une dizaine de kilomètres, renvoyé d’une adresse à l’autre, ainsi puis-je faire une connaissance approfondie de Budapest. Je ne trouverai jamais cette agence, parce qu’elle n’existe pas !
Je l’apprends quand, de guerre lasse, j’ai l’idée de requérir le secours d’Air France. En cours de route, j’ai mangé d’un hot-dog. Je trouve au théâtre la troupe très excitée. Ils ont tous déménagé : ils sont à l’Hôtel Gellert ! Le soi-disant hôtel complet ne l’était pas ! Je bondis en taxi chercher mon bagage et celui du régisseur ; ça ne se passe pas tout seul car l’hôtelier téléphone au Centre Culturel pour protester -ce que, de son point de vue, je comprends très bien ! « Il doit y avoir un malentendu », me susurre une secrétaire qu’il me passe- « Pas du tout », je lui rétorque, « vous nous avez menti. Il y a des chambres au Gellert, que nous avions demandées. Nous y allons ! Et je raccroche.
À dire le vrai, ce Gellert est un étrange établissement.
C’est un vieux bâtiment rococo, rénové à l’intérieur, et qui domine une piscine à laquelle on accède de l’intérieur par un ascenseur antique.
Ma chambre est petite. La radio ne marche pas. L’eau dans la baignoire ne dépasse pas les 37 °. Des bruits de moteur percent le silence du petit matin. Ca doit venir de la piscine ou des cuisines.
En vérité, n’était l’éloignement, j’étais mieux dans la petite pension. Mais, n’est-ce pas, je n’allais pas y rester tout seul, et nos amis, maintenant qu’ils ont pris « l’Ambassade » la main dans le sac de la mesquinerie, sont heureux.
Pour l’instant, ils jouent. Aujourd’hui, ils jouent deux fois ; 16 h et 19 h. Ce rythme leur plaît. En quelque sorte, ils préfèrent se débarrasser de la corvée d’un coup. (Je crois que le mot « corvée » est impropre : en vérité, ils sont ravis de jouer, vous l’avez bien compris). Je suis surpris, je l’avoue, du succès rencontré par Queneau sous cette longitude. Déjà à Prague, au Théâtre Disk bourré comme un œuf trop plein, j’avais été étonné de voir des Tchèques très peu francophones prendre visiblement plaisir à cette virtuosité du langage pur. Mais ici, l’impact dépasse toute imagination et c’est un vrai triomphe que rencontrent, aux deux séances, nos amis.
C’est à la fin de la première séance que nous voyons pour la première fois Monsieur Laurent Deshusses. Gros, transpirant sous un complet sombre d’hiver vieille mode, l’haleine puant l’alcool, le Conseiller Culturel a choisi de se confondre en excuses.
N’est-ce pas, un groupe d’Allemands avaient réservé au Gellert et s’était désisté à la dernière minute, libérant les chambres qu’il croyait occupées ! Il est navré, désolé… Seiler lui fait un peu la gueule, mais choisit quand même la voie de la charité et fait semblant de le croire. Je lui raconte l’accueil reçu à l’aéroport. « Ah ! lala ! », me dit-il, ce n’est pas la première fois que ça arrive. Monsieur Rode est un garçon qui a de grandes qualités, mais il n’est pas toujours diplomate ! » (sic ! je me demande, alors, ce qu’il fait dans la diplomatie… Mais vous me direz que le Centre Culturel, ça n’est pas la diplomatie !). J’apprends que ce baroudeur, qui est le gestionnaire du Centre, a été au Tchad, en Somalie, en Extrême-Orient (voyez quand, à peu près), au Liban. En Hongrie, il a épousé une native, charmante au demeurant, dont il doit vigoureusement satisfaire les besoins sexuels. « Mais allons boire un verre, cher Monsieur », me dit Deshusses qui s’exprime toujours pompeusement, comme en phrases écrites apprises par cœur. En vérité, je crois qu’il est saoul. Il transpire. Il se balance en se tenant debout, et c’est tout de suite un cognac qu’il commande. Moi, je choisis une vodka orange qui a l’avantage d’être rafraîchissante par la chaleur qu’il fait.
Car il fait chaud. Le temps est à l’orage. Le tonnerre gronde fréquemment et des grosses gouttes tombent par intermittence sur la ville.
Arrive Poupette. C’est Madame Deshusses. Très grasse elle aussi. Mais autant il est compassé, autant elle est popote, je dirais même simplette. Elle n’hésite pas à rabrouer son mari en public. « C’est moi qui conduis, lui il ne sait jamais où il va ! »Elle m’a à la bonne : « Laurent a été si content quand vous lui avez écrit après Till Eulenspiegel à Berlin ». (Il aurait pu répondre : je m’étais toujours demandé s’il avait reçu la lettre !)… « Oui ! Je me plais bien, ici, mais Berlin, c’était mieux !... » -« Nous habitons un palais du XVe siècle…Hi ! Hi !... Nous sommes toujours dérangés par des touristes qui veulent le visiter… Alors vous venez demain au cocktail de mon mari. Faudra que je me lève tôt pour préparer des canapés »… Vous voyez !
Lui, pendant ce temps, s’enfile un nouveau cognac avec chacun de ses invités arrivant au théâtre. Car en Hongrie, l’heure n’est qu’indicative. On commence le spectacle quand les gens sont là !
Après le spectacle, Monsieur Rode vient féliciter les artistes. Il est très aimable. Il doit bien aimer qu’on lui résiste. Il se déclare enchanté qu’on ait pu trouver des chambres au Gellert. Un Monsieur hongrois, qui se dit traducteur de Queneau, vient à point pour qu’on change de sujet. Puis on va manger. C’est Monsieur Rode qui a commandé le menu à l’avance. On n’a donc pas l’embarras du choix. Monsieur Deshusses préside et exprime, sur la visite du Pape en Angleterre, un point de vue qui le fait cataloguer par Seiler dans la catégorie des « cons de cathos ». Le couple Deshusses est baptisé « les deux gros ». Danièle Lebrun remarque que Poupette se penche souvent vers moi… « Alors, je n’aurai pas le plaisir de vous loger chez moi dimanche ?... », minaude la conseillère ! « Hélas, non, je me dois de rester avec mes camarades », réponds-je hypocrite !
La meilleure surgit quand, vers minuit, nos hôtes nous ramènent à l’hôtel. « Donc, vous y êtes tous, (dit Deshusses accroché au volant de SA voiture, Poupette étant à celui de la sienne), je n’ai pas besoin de descendre pour parler haut et fort en votre faveur !... » Seiler manque d’en avaler sa langue.
29.05.82 - Il pleut des cordes. J’aurais dû écouter Thérèse qui m’avait dit d’emporter mon imperméable. J’essaie d’appeler Paris avant qu’elle ne parte à Lubersac, mais ça ne passe pas. On monte en taxi à la boutique déjà décrite. Tous y dépensent des fortunes, mais je ne vois, moi, rien qui me saute au cœur, à part une robe pour Catherine que j’achète. Puis à 11 h 30, il y a cocktail chez les Deshusses.
Les Hongrois de service qui sont là ne m’apportent pas grande information sur ce que je cherche : des CVOCI ou des DIVADLO NA PROVASZCU hongrois.
L’attaché culturel, Monsieur Daoudal, qui ressemble à Marc Eyraud, me dit que les groupes intéressants sont hors de Budapest. J’en verrai, chez lui, deux, lundi. Bon ! Attendons en dégustant les canapés de Madame Deshusses qui sont servis par un valet à l’ancienne, qui détourne pudiquement les yeux chaque fois qu’un convive se sert maladroitement. Deshusses, comme de juste, est déjà très hypothéqué. « Laurent boit trop, je le lui ai dit, (claironne Poupette) hi ! hi !... mais moi je ne bois que de l’eau ».
Herzog est là. On en profite pour parler de GeVREY- CHAMBERTIN, mais ça glisse. « Je vous promets de m’en occuper avant l’été », dit le Conseiller ! Bon… Je vais tâcher de joindre directement les Hongrois. Mais où sont-ils ?
Après le cocktail, nous débarquons chez une amie de Danièle Lebrun (qu’elle a connu pendant que Bluwal tournait un film dans ce pays). C’est une scripte, ou je ne sais pas quoi, grande fille pas gâtée par la nature, peut-être bien lesbienne, virile en tous cas. Elle nous a fait la goulasch ! Exquise ! J’en aurai, là aussi, deux fois le goût en bouche. Cette cuisine me pose problèmes.
Je commence à comprendre cette rusée Hongrie, qui reste marquée, pour nous Occidentaux, au coin de la « répression » russe de 56, et dont la ligne idéologique « dure » se fait entendre haut et clair en toutes occasions internationales. En fait, discrètement, sournoisement dirai-je, Kadar est en train de détourner le pays de la voie communiste au nom du réalisme. Son truc est très au point. L’idéologie de la Hongrie est une des plus pures du monde de l’Est.
Dans les faits, l’initiative privée avec profit individuel est rétablie dans tous les domaines où ça aide à ce que ça marche mieux. La moitié du commerce est privée. L’agriculture collective est limitée aux cultures qui requièrent de vastes espaces et de la technologie. D’ailleurs, les paysans sont intéressés aux bénéfices des kolkhozes. Sur leurs propres terres, ils exploitent les légumes, les fruits. Ils sont, paraît-il, riches. Les autres rament un peu pour joindre les deux bouts, et la plupart ont deux métiers : jusqu’à 16 h, le travail officiel avec lequel ils gagnent un SMIG équivalent à quelque 800 FF par mois, et le travail libre, jusque vers 9 ou 10 h du soir, qui leur permet de doubler ce salaire. Ce sont des chiffres sans impôts, car ceux-ci sont retenus à la source, mais quand on compare au prix de la vie, c’est très peu. Alors il y a le « miracle », car tout le monde semble avoir plus d’argent qu’il n’en gagne. Comment expliquer, sinon, qu’il y ait tant d’autos (achetées sans crédit : on paye cash et on la reçoit deux ans après) et que tant de gens se précipitent sur les appartements, que l’État possédait et qu’il vend aux enchères aux plus offrants ! (vachement Socialiste, hein ?)
Bien sûr, ce n’est pas vraiment le Capitalisme, mais Shell et Esso sont là, les banques étrangères s’implantent, il est question que le Forint adhère au FMI. Les Russes laissent cette escalade se faire au nom du réalisme, parce que Kadar, dès qu’on parle du Marxisme, est intraitable ! Que les Polonais n’ont-ils étudié cette malignité, au lieu de foncer dans les créneaux défendus. Les Hongrois sont-ils « libres » ? Il n’y a, bien sûr, qu’un parti (avec assez peu de monde dedans. « Ca n’aide pas pour les carrières. Plutôt au contraire » !).
Ils n’ont le droit d’aller à l’Ouest qu’une fois par an -sauf motifs professionnels, bien sûr) et en provisionnant leur voyage. Ils vont dans les Pays de l’Est librement, sauf en URSS. Ils n’ont carrément pas l’air triste, et ce ne sont pas que les touristes qui encombrent les lieux de plaisirs. Ceux-ci, naturellement, ne transgressent pas les canons moraux de l’Est. Pas de porno à l’horizon. Mais c’est le seul pays où l’on joue Beckett, où la TV pullule de séries américaines et où, dans les rues, il n’y ait ni banderoles ni affiches de propagande. Tout cela « grâce à Lui » : c’est-à-dire Kadar, qui semble très aimé, mais dont je n’ai vu nulle part la photo.
Après le Goulasch, je rentre à l’hôtel et m’effondre sur mon lit pendant deux heures ; je me réveille avec un mal de crâne à couper au couteau. Je le coupe avec deux aspirines. Le reste de ce samedi se passe entre nous. Le soir, nous dînons au son d’un orchestre tsigane dans le restaurant monumental de l’Hôtel Gellart. Il pleut toujours.
DE LA HONGRIE à la ROUMANIE
02.06.82 - L’expédition à Timisoara ressemble à une équipée. Monsieur Arnold, très agité, n’est pas sûr que nos colis entrent dans l’avion des lignes roumaines Il n’est pas sûr non plus de ses moyens de transport terrestre. Quoique, un moment, hier, il ait été question que les colis aillent par la route et que je renouvelle, en Roumanie en les accompagnant, mon exploit iranien de jadis.
Le vrai visage de ce régime policier éclate à l’aéroport . Parbleu : ils doivent redouter le détournement. La Grèce et la Turquie ne sont pas loin, et la Yougoslavie est à 75 kilomètres de notre but. Bref, la fouille est sérieuse et sans gentillesse.
Nos amis en perdent le sens de la plus élémentaire prudence et, si vraiment des oreilles traînent pour les écouter, et si elles comprennent ce qui se dit, elles devraient vibrer ! Pour couronner le tout, on nous parque ensuite une demi-heure dans un car chauffé par le soleil, et ça recommence dans l’avion pour une autre demi-heure avant qu’on daigne nous envoyer la climatisation.
L’avion est un Antonov qui ressemble à nos anciens DC 6.
Pour étancher nos soifs, on nous propose du cognac et du Pepsi-Cola. Ma chemise est à tordre à l’arrivée.
Le lecteur de l’université qui nous accueille est un jeune militaire qui fait son service dans la coopération. C’est lui qui a arrangé notre venue dans le théâtre de l’Université (qui ne ressemble en rien aux théâtre des universités américaines). Il y a quatre projos fixes et des rideaux de fond, au choix blanc brillant ou jaune canari. Il semblerait que ce lieu soit un refuge du rock. Mais son acoustique est déplorable.
Je crois avoir de la chance en ayant une chambre « sur jardin » à l’Hôtel Continental (qui n’est pas mal, sauf que l’eau chaude n’existe pas). Mais à peine y suis-je installé qu’un orchestre typique sonorisé se met à jouer, ampli là encore poussé au maximum.
Heureusement, la télé que j’ai ne marche pas. Sans quoi, j’aurais imaginé la suite des aventures de Ceausescu (qui se confondent, comme chacun sait ici, avec l’Histoire de la Roumanie), au son de violons couvrant sa voix. N’eût-ce pas été subversif ?
Nous dînons à l’hôtel aux accents d’un autre orchestre typique. Nous sommes quatre à demander de la bière et la serveuse commence par nous dire qu’il n’y en a pas. Puis, au bout de dix minutes, elle revient avec une théière et quatre tasses à petit-déjeuner, et nous glisse à l’oreille : « C’est de la Tuborg » ! C’en est en effet…
03.06.82 - La visite de Timisoara est une bonne surprise. Je vais en voiture au « théâtre » avec Jean-Louis à 10 h, après avoir pris une douche froide car l’eau chaude ne coule pas, et j’en reviens à pied. Peut-être est-ce parce qu’il n’y a rien à manger, mais je vois moins de queue qu’à Bucarest. Le soleil d’été est là. Il y a des belles maisons peintes de couleurs vives. Une rivière très ombragée traverse la cité, avec des grandes terrasses où les gens boivent une bière locale, encore en fermentation, qu’on refuse de servir aux étrangers. Les boutiques d’artisanat sont bien achalandées.
Mais la troupe est de méchante humeur. Eux n’ont vu que des rues défoncées et des maisons sales. Il a lavé dans sa baignoire les serviettes de l’hôtel qui lui ont semblé dégueulasses. À un moment, l’attaché culturel a un mot malheureux. Il dit que les étudiants qui ont invité le spectacle ont envoyé des invitations. Seiler en conclut qu’il va jouer devant des apparatchiks, et il déclare que si c’est ça son public, il ne jouera pas. Je dois lui rappeler un peu vertement qu’il n’a pas le choix !
Un déjeuner a été arrangé avec des artistes et des professeurs roumains. Il ne se dit pas grand-chose d’important. Le contact reste superficiel. Il y a cependant un marionnettiste pas trop coincé avec qui j’ai une conversation un peu libérée. Mais ici, tout est vraiment coincé. J’apprends que, pour les étudiants de Timisoara, c’est une victoire que d’avoir eu le droit d’inviter une troupe française.
Seiler gueule qu’avec des conditions techniques aussi désastreuses, les spectateurs ne voient pas son vrai spectacle. Il a raison, bien sûr, et pourtant son ratage a quelque chose de dérisoire.
Cela dit, je passe la soirée à ouvrir et à fermer la porte de la salle car, comme c’est gratuit et qu’on est dans la Maison des Étudiants, il y en a beaucoup qui viennent jeter un œil à la représentation et s’en vont. Le carré de ceux qui verront tout le spectacle, deux cents personnes environ, est massé devant. Ils ont des réactions tout à fait parisiennes et, une nouvelle fois, l’impact de cet exercice de virtuosité verbale sur les publics non francophones me surprend. Certes, le jeu des acteurs téléguide certaines réactions, mais ça n’explique pas tout. Je pense que Queneau doit être beaucoup plus lu, étudié, disséqué que chez nous. En tous cas, il est connu. En tous cas la preuve est faite que ce spectacle est international.
Nous soupons à l’hôtel. Nous obtenons d’être dans une salle un peu à l’écart de l’orchestre et de la chanteuse « typique », qui hurle littéralement des chants qui seraient jolis si le potentiomètre était poussé un peu moins. Seiler découvre que le sous-développement va avec ces musiques stupidement rendues agressives.
C’est vrai que ce pays a un aspect tiers-mondiste qui n’existe ni en D.D.R., ni en Tchécoslovaquie, ni en Hongrie. Seiler a vu un type renversé par une voiture. Il était blessé. Deux personnes l’ont tiré sur le trottoir par les membres. Il n’y a pas besoin d’être grand secouriste pour savoir que c’est criminel.
Dans ma promenade, j’ai eu l’occasion de visiter une cathédrale orthodoxe. La richesse y éclate comme dans les églises catholique d’Amérique du Sud. Il y a de l’or partout. Ce n’est pas du vieil or ! L’édifice a été construit entre 1938 et 1946. Le régime Ceausescu s’accommode fort bien, nous dit-on, de cette église qui le soutient et fait même partie du gouvernement. Je m’abstiendrai de commentaires par égard pour certains de mes lecteurs, mais ça me paraît quand même la preuve que le Marxisme d’ici n’est qu’une façade. Il s’agit d’une dictature maquillée qui s’appuie, comme toutes les dictatures, sur les forces « obscurisantes ». Il est terrifiant de toucher du doigt le détournement d’une grande promesse pour l’humanité. Bien sûr que tout ça n’est pas le Communisme. Il y a imposture.
04.06.82 - C’est le dernier jour. Lever à six heures du matin (cinq heures en France). Il ne faudrait faire les tournées que les mains dans les poches, car chaque embarquement de matériel est une épopée. Ici, le problème, c’est de l’apporter à sept heures du matin à l’aéroport. Sans quelques bonnes volontés, nous n’y parviendrions pas, car le taxi fret ne commence en principe son boulot qu’à sept heures. Arrivés à Bucarest, nous avons six heures à perdre avant le départ de l’avion d’AIR FRANCE, mais nous en passons une à glander dans un car parce que la route de l’aéroport à la ville est fermée : Ceausescu reçoit le Général Jarulewski. Ces deux lascars ont des choses à se dire. Nous avons quand même le temps de visiter le « Musée des Villages », lieu touristique objectivement intéressant.
Dans l’avion, Seiler fait une fête au plateau-repas d’AIR France. Vous savez, ces plateaux dégueulasses que le passager monte lui-même à sa place. J’y prends une côte de mouton pour une côte de porc pas cuite ! Seiler me démontre que je n’ai pas de goût. Démagogie cocardière oblige !