Du 19 février au 10 avril 1982
19.02.82 – Natalia GINZBURG n’est pas Tchékhov. Elle a une curieuse propension à faire dire à ses personnages deux fois les mêmes choses. Et son recours au téléphone, pour résumer ce qui n’est pas dit en dialogues directs devant le public, aboutit à des tunnels parfois interminables qui, de surcroît, ont le défaut de donner une impression de « théâtre de boulevard ». Car, de quelque manière qu’on le triture, l’usage de cet instrument « fait » boulevard. Or, le propos en est loin.
LA SEGRETARIA a un parfum désuet de théâtre psychologique. On pense à Diego Fabbri, à Pirandello, que sais-je. On a envie de dire que c’est « bourgeois ». Les ouvriers, les travailleurs, ont-ils le temps d’avoir les préoccupations d’une Sofia ? Une Silvana, qui n’a pour tous biens qu’une guitare et une vespa, pourrait-elle en dehors d’un milieu intellectuel survivre sans savoir rien faire ? Le monde décrit est marginal : un éditeur qu’on ne voit jamais et qui ne paye personne ; une femme que son mari a abandonnée et qui aime en secret cet éditeur. Aussi traduit-elle pour lui à longueur de journées des romans policiers de second plan ; une femme rendue acariâtre par les maternités trop fréquentes, et perdue devant les petits problèmes de la vie ; son mari, fou de son cheval et irresponsable socialement. Une bonne en revendication permanente et au franc-parler. Un médecin ami de la famille et confident de chacun. Telle est la « famille » dans laquelle un « rat » s’introduit, la secrétaire, maîtresse de l’éditeur puis fiancée du médecin ; elle va ronger l’équilibre fragile qui s’était établi entre des partenaires cohabitant par nécessité plus que par affinités. Sa présence intruse exacerbera les sentiments. J’ai dit que Natalia Ginzburg n’était pas Tchékhov parce que sa pièce n’est pas très bien équilibrée. Pas très bien faite. Mais cette famille décadente, qui a sans doute été beaucoup plus qu’elle n’est, qui n’a plus d’argent, qui a trois autos mais aucune ne marche, où chacun suit une trajectoire de plus en plus désespérée, déçue, avec un sentiment de vie gâchée, inutile, a des accents tchékhoviens.
La dernière demi-heure, notamment, est belle, émouvante, forte. Les blocages y craquent, tragiques. Ce genre de théâtre ne supporte pas la distanciation. Le seul traitement possible est la tranche de bifsteack saignant au premier degré. Pierre Ascaride a compris qu’une fois la distribution (bien) faite, il fallait seulement diriger les acteurs psychologiquement. Le spectateur est convié à s’aliéner. Comme vous le savez, je ne suis pas contre. Le décor de Michel Vandestien et Brigitte Lauber Françon, qui invite le public à imaginer les murs de la maison, est beau et bien éclairé.
20.02.82 - Le PANTAGRUÉLIQUE THÉATRE, c’est deux personnes, un garçon, Guy Delamotte, qui, nonobstant son nom, a par instants des accents judéo-espagnols, et une fille, Véro Dahuron, dont le jeu m’a allergiquement irrité. J’ai rarement vu une nana aussi visiblement contente d’elle, signifiant à ce point aux spectateurs comme elle respire et phrase bien. Elle dit son texte comme si elle avait besoin de signifier à quel point elle a conscience de sa beauté : « Admirez cette poésie », semble-t-elle clamer, « remarquez-en bien tous les détails. Ah, je vous en prie, partagez MA JOIE »… Et elle sourit, sourit, sourit toujours pour bien marquer son bonheur. Elle m’a horripilé.
A part ça, les deux complices proposent une « lecture » du Don Quichotte de Cervantès, qui est un digest adroit. Les principaux épisodes du roman y sont résumés. Les mots de Cervantès ont leur vertu. Cela dit, le programme nous apprend que Sancho est le double et le prolongement de Don Quichotte. Merci pour la révélation. Était-ce une raison pour que la fille s’en attribue le rôle ? Cette plantureuse et gourmande jeune femme, qui n’a pas mon type de beauté mais qui est belle assurément, est à mes yeux tout ce qu’on voudra, sauf le rondouillard compagnon du Chevalier à la triste figure. Il est vrai qu’à travers leur spectacle, les Pantagruéliques disent avoir voulu faire un « éloge de la folie ». Pour eux, la folie est « l’échappatoire à un monde absurde, cruel et sans espoir. » La désespérance du propos mériterait quelque glose. D’autant plus que la réalisation est propre, bien rythmée et même menée à un train d’enfer. Dommage que Véro y ait pris le pouvoir. (Lucernaire)
23.02.82 – Il n’est pas facile de classer le « Marathon Théâtre Vocal » du SPEEDY BANANA (Banane à l’accéléré ?) intitulé : ARTICULE. Jean-marie Maddeddu et Boubouche disent que c’est un show « vocalo-plastique », et c’est assez ça. D’après le programme, nous serions « conduits à travers la journée, presque comme les autres, de deux choristes aphones à la veille d’un spectacle. » Je n’ai pas perçu cette intention d’anecdote, mais j’ai pris plaisir à voir évoluer ces deux excellents acteurs musiciens mimes clowns, qui ont du gag un sens aigu, et qui ont incontestablement acquis un début prometteur de professionnalisme. Les voies qu’ils explorent ont de l’originalité. À suivre.
25.02.82 – Il y avait eu PRENDS BIEN GARDE AU ZEPPELINS. Il y avait eu LE BAL. Voici cette année GEVREY CHAMBERTIN par le Théâtre du Chapeau Rouge. Pourquoi ce rapprochement ? Parce que Pradinas, comme Flamand et Penchenat, utilise un style d’écriture théâtrale où la musique et le son jouent un rôle directeur important, où la gestuelle est partie essentielle du langage, qui se veut d’abord visuel.
Dans les deux spectacles précédents, les acteurs ne prononçaient pas un mot. Ce n’est pas le cas ici. Les personnages y parlent. Mais peu. En phrases toujours brèves et souvent répétées. Et jamais en direct. Ce qu’ils disent est amplifié par la sono, et se trouve ainsi intégré à l’univers son / musique. Un univers résolument moderne, qui utilise la technique comme les gens du Jazz et des variétés s’en servent. La notion de spectacle total passe vraisemblablement par ce volume auditif, qui emplit les oreilles en même temps que les yeux sont comblés.
GEVREY CHAMBERTIN a un parfum d’authenticité plus grand que ses ancêtres, parce qu’il y raconte une histoire vraie d’aujourd’hui : un garçon de trente ans y revit son enfance, sa croissance, son milieu familial et scolaire, l’univers de la ville qui l’investit. Cela pourrait s’appeler : de la naissance au chômage. Le regard jeté ne tait pas le fait politique, mais le spectacle n’est pas politique. Ou plutôt -et c’est intéressant- il fait toucher du doigt comment il est possible que des jeunes d’aujourd’hui soient dépolitisés. Parce que rien dans le spectacle que leur ont apporté leurs aînés ne les a amenés à réfléchir sur ce plan. La vie faite de petits événements quotidiens est grise et, pourtant, je n’ai pas noté de désespérance. Comme si le constat suffisait. Il suffit d’ailleurs. L’ensemble des notations qui nous est proposé est d’une justesse totale. Point d’accusation. Le garçon raconte, montre. À nous de juger. Point de style agressif non plus. On rit souvent. Pradinas s’amuse de ses souvenirs, nous amuse avec. Mais l’émotion est fréquemment au rendez-vous. La tragédie banale côtoie le dérisoire, l’insignifiant, le « tous les jours ».
GEVREY LAMBERTIN ne délivre pas de message. C’est un message en soi. Aux spectateurs de l’entendre. Si j’ai bien compris les commentaires des gens à la sortie, tous ne l’ont pas entendu. Il y avait des moues. On parlait de racolage ! Pensez : une représentation d’une heure cinquante où l’on ne s’ennuie pas -malgré deux ou trois petites longueurs-, c’est racoleur !!! Évidemment.
Pradinas, metteur en scène, a une horreur curieuse des déplacements en oblique. Ses personnages marchant presque tout le temps en horizontales et verticales, ça fait un peu voulu. Mais je trouve cela efficace. Le réalisateur a son cachet, sa patte. Son fabriqué ne détruit pas la crédibilité, le naturel. Il donne une impression de rigueur. Bref, ce spectacle n’est pas sans réminiscences. Il n’est pas sans jeunesse : le réalisateur a encore besoin de montrer un peu trop visiblement ce qu’il sait faire. Mais c’est de la belle ouvrage, influencée comme un art abouti peut l’être. Le langage annoncé est ici complètement assumé. Et le cri jeté mérite d’être entendu. Ajoutons que la troupe, parfaitement professionnelle, tient le parti sans aucune imperfection.
03.03.82 - Par curiosité, je suis allé voir ELLA dans la version à laquelle seuls les Français ont droit. Celle de Claude Yersin et de la Comédie de Caen.
Honnêtement, ce n’est pas mal, mais je préfère le spectacle tel que je l’ai vu à Bruxelles.
1 - Parce que là-bas, les spectateurs avaient le nez littéralement collé sur la cage aux poules, alors qu’ici ils sont à distance. La présence de l’étrange univers des volatiles est donc moins inquiétante.
2 - D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, les gallinacés françaises m’ont paru moins dangereuses que leurs sœurs belges. Elles sont plus grasses, ne sont que six au lieu d’une trentaine, et ne décollent jamais du sol.
3 - Les itinéraires montants et descendants imaginés par Van Kessel créaient une notion de verticalité. C’était une volière qui, vers le haut, se perdait dans le mystère que nous avions près de nous. Ici, tout est horizontal. Oserai-je dire que cela aplatit le jeu ?
4 - Yersin, timide sans doute, n’a pas osé montrer complètement les poules dévorant leur congénère devenu poulet. Il n’en donne que l’indication, ce qui est moins horrible.
5 - Nelly Stochl, devant sa télé, est bien trop ronde, bien trop pétante de santé pour le rôle. Simone Barry, maigre, yeux hagards, était bien plus crédible.
6 - Jean-Claude Frissung joue Joseph avec talent. Il ne m’a toutefois pas fait oublier John Dobrynine. L’évolution du personnage, complètement féminisé d’abord, redevenant homme quand il se suicide, est peut-être plus fidèle au texte que celle inventée à l’inverse par Van Kessel. Mais cela ne joue qu’au niveau des coups d’œil extrêmes.
7 - A l’actif de Yersin, je mettrai le plumage de la poule, qui est spectaculaire.
Sa mise en scène est honnête. Mais si je n’avais vu que cette ELLA-là, je n’aurais pas gardé un grand souvenir de l’œuvre.
04.03.82 – Je crains que l’exhumation de MARIA PINEDA par Viviane Théophilidès -événement fort attendu- n’ait pas servi le souvenir que bien des gens gardaient de Federico Garcia Lorca. Les spectateurs, médusés, se sont en effet trouvés confrontés à un mélo hugolien, dont bien peu avaient conservé la mémoire. Je me suis -presque- retrouvé dans l’univers de MARION DELORME. Rappelons l’anecdote : une femme de la bonne société aime un « libéral » en un temps où la royauté absolue ne tolérait aucune opposition. Son « combat » l’amène à broder de ses mains un drapeau subversif. Soupçonnée par un policier au service du régime, type même du traître de théâtre conventionnel, celui-ci la fera pendre, moins pour son refus de livrer les noms des conjurés -en fuite à l’étranger- que pour la résistance qu’elle oppose à son désir physique pour elle. On ne peut nier qu’il s’agisse d’un hymne à la liberté. Mais dans le style du XIXème siècle.
On s’étonne que la musique de Césarius Alvim ne soit pas de Verdi ! Au surplus, aucun contenu « politique ». C’est de la liberté « romantique » qu’il s’agit. Exprimée en un style fleuri où les métaphores à la Shakespeare abondent.
Viviane Théophilidès a cru devoir déraciner l’œuvre de son contenu espagnol. Sa version ne fait pas plus référence au folklore que si elle avait monté RUY BLAS, par exemple. Elle l’a aussi détachée de son époque. La conjuration montrée a comme décor un camion, qui sert de théâtre, de prison et de symbole. Symbole de quoi ? Une impression de gratuité sourde à mesure que la représentation avance, esthétisante en diable, avec des artistes contraints à faire des acrobaties aux moments écrits pour être émouvants, ce qui a pour effet que toute émotion est gommée. Il y a un parti, qui est que tous les personnages sont présents en scèn -ou à peu près- quand ils n’ont rien à y faire, mais le mobile n’est pas éclatant.
Je vais être sévère, mais je crois que Viviane Théophilidès est une vaniteuse pas très intelligente, qui n’a d’autre souci que de montrer qu’elle a du talent. Que dis-je ? Du génie ! N’importe comment. Cette mise en scène est faite pour que les Docteurs glosent. Il y a imposture, car je ne pense pas que ce que j’ai vu soit le fruit d’une réflexion.
Micheline Uzan rame à la tête d’une distribution d’une faiblesse grave où un De Georgi paraît cachetonner sans conviction, et où un Patrick Valverde s’attache à jouer un rôle dont il n’a pas les épaules. Il y a surtout une petite bande de nanas qui feraient bien d’aller au Cours Dullin avant de se faire engager en professionnelles. Mais ces insuffisances n’auraient pas été graves si le cœur avait été au rendez-vous. Or, de toute évidence, la réalisatrice n’a pas « éprouvé » l’œuvre. Elle n’y a vu qu’un matériau pour construire un édifice, une statue figée.
Aux saluts, le sourire crispé de Micheline Uzan en disait long sur son angoisse.
05.03.82 - Il est bien que je sois allé au Théâtre Sorano de Vincennes voir LEONCE ET LENA, par la COMPAGNIE DU SCAMANDRE, car cette visite, me portant leçon, m’évitera une autre fois de me déranger quand cette troupe annoncera un spectacle.
Ce qu’ont montré ces seize jeunes gens, en effet, en guise de l’œuvre de Büchner que j’avais souhaitée me remettre en mémoire, c’est deux heures de hurlements, de vociférations, de cris stridents, de rires déments, dans un univers totalement caricaturé, bouffonesque, grimaçant, d’un paroxysme insupportable et sans justification, du moins à mes yeux. De surcroît, ce sont deux pédés de première classe qui jouent le Roi et Léonce, dans le style bien connu que provoque cette spécialité sexuelle. Heureusement, au tout début et à la fin, le regard a le droit de se poser -mais au nom de quelle motivation ?- sur de beaux seins féminins.
Faut-il dire que les épuisants beuglements, auxquels sacrifient les « artistes », empêchent qu’on comprenne un mot du texte. Il paraît, d’après le programme, que « les comédiens de la Compagnie du Scamandre dénoncent vigoureusement une société moribonde qui s’enivre de parfums, de ronds de jambes, de plumes au cul et de stress au cœur. » Ils devraient d’abord aller à l’école et surtout se choisir un autre metteur en scène que C. Croset ! Car s’ils croient que leur message passe, ils se gourent.
06.03.82 – Je suis bien heureux : il faut croire que la société française de l’après dix mai est devenue irréprochable. Comment expliquer, sinon, que l’AQUARIUM s’en désintéresse ? Tant mieux s’il n’y a plus de promoteurs véreux, de problèmes syndicaux, d’information, de la femme ! L’homme, enfin, peut se pencher sur le sort des autres espèces qui peuplent la terre. Ici, une race particulièrement mal lotie : celle de ces manchots, oiseaux sans ailes à la forte personnalité sociale, qui peuplent l’inhospitalier continent antarctique. Toute une vie sur la glace balayée par le blizzard. Brrr ! Il était temps d’en parler.
En l’occurrence, l’équipe de l’AQUARIUM n’a pas été enquêter sur place. Elle a laissé à un certain D. Meynard le soin de relater sa passionnante intrusion dans le monde de ces animaux. Eux, n’auraient sûrement pas pratiqué le procédé employé par le « scientifique », qui a consisté à contraindre un manchot Empereur et une pingouine Adélie -on découvre qu’ils sont très différents… comme c’est intéressant !- à vivre ensemble, pour observer leurs comportements. A moins que Thierry Bosc, le metteur en scène, n’ait voulu dénoncer ces méthodes d’approche ? Mais non : dans ce cas, le savant aurait procédé, au moins, à un dépeçage sous nos yeux !…
Je crois bien que nous sommes en présence d’un spectacle d’évasion. Habilement fait, DE MEMOIRE D’OISEAU permet à une actrice, Maria Desroche, de montrer ses dons d’imitatrice : à la voir se dandiner, on la prendrait pour une véritable manchote (si j’en juge par les films qui m’ont mis en contact avec ces animaux). Elle est charmante. Vincent Martin en empereur tient moins bien la totalité de la course. Du modèle, il a la majesté et le côté absent, indifférent, condescendant. Mais sa gestuelle m’a semblé moins parfaite. Le décor, très beau à voir -quasi réaliste- recèle des trucs qui nous permettent de voir une troupe de manchots se déplacer avec une véracité troublante, et d’assister à la débâcle. (quand les glaces fondent et se rompent). Une bande son imite le vent qui souffle et la coupure du chauffage dès le début du spectacle achève de mettre les spectateurs dans l’ambiance.
Il m’a semblé que la représentation traînait un peu. A dire le vrai, traité comme il l’est ici, le sujet est un peu mince. N’aurait-il pas été possible d’évoquer la société que vivent ces manchots, qui a ses règles et qui peut prêter à commentaires, sinon à exemples ? Le propos, tel quel, m’a semblé carrément inutile. Et comme le résultat d’une démission.
Après le CONSEIL DE CLASSE, ce DE MEMOIRE D’OISEAU a l’air de surgir comme un coup de prudence, comme si, en AGE, certains s’étaient dit : « Attention, ne soyons pas trop contestataires. Nous avons besoin que nos subventions soient agrémentées. Que va dire Giscard si nous ne nous assagissons pas ?… »
Mais qu’est-ce que je raconte ? On a bien dû se rendre compte, à l’Aquarium, que l’ancienne majorité avait été balayée ! Ou, peut-être, non !…
15.03.82 – André Engel est un grand maître de l’art d’épater les Parisiens. Ce roi de l’esbroufe a trouvé un complice (et un producteur) en René Gonzalèz dont le combat politique est axé dans le même sens. C’est ce dernier qui a trouvé entre Saint-Denis et Aubervilliers l’usine désaffectée où est présenté DELL INFERNO.
Ca se passe comme ça : à 20 h 40, les spectateurs -pas plus de cent- montent dans un autorail poussif à la Gare du Nord. Roulant devant, roulant derrière, l’engin s’éloigne des grandes lignes connues et finit sa course sur une voie de garage rouillée entre des pans de murs en ruine et des tas de détritus. L’autorail franchit des portes. Déjà à ce moment-là, j’ai pensé à STALKER. Faut-il dire que mon impression s’est confirmée quand j’ai vu la « piscine », figurant les eaux du Styx, où se déroule le gros de l’action. Est-ce le directeur du T.G.P. ou le metteur en scène qui a vu le film soviétique, et a trouvé que le cadre serait épatant pour lui ? Y a-t-il rencontre ?
Elle est aussi troublante qu’entre LE BAL et KONTAKTHOF. Au niveau de l’environnement, s’entend, car à celui du contenu, c’est autre chose : DELL INFERNO convie les spectateurs, les « mortels », à la suite de Virgile (Laurent Terzieff), à une descente aux enfers avec en gros plans l’anecdote d’Orphée et d’Eurydice, et celle de Dante et de Béatrice. Les femmes seront revêtues de robes blanches et, disparaissant derrière une grille au regard des hommes, seront cantonnées au rôle de spectatrices. Les hommes, conduits par un autre chemin aux lieux de la représentation, y participeront symboliquement : assis sur des radeaux, ils suivront la barque des artistes, ce qui les amènera à défiler devant les dames.
Question texte, DELL INFERNO est une poétique. Dits avec talent par Terzieff, les vers sont beaux à entendre. Ce qui fait le prix du spectacle, c’est évidemment son décor et l’utilisation qui en est faite.
L’efficacité de l’entreprise est parfaite. Le soir où j’ai, parmi d’autres privilégiés, effectué ce voyage insolite, le vent, de surcroît, soufflait fort entre les vitres brisées et les cloisons éventrées. Incontestablement, l’effet était saisissant.
18.03.82 - J’ai bien peur que pour son entrée dans les « grands » théâtres, Jean Bois ne se soit planté. Quelque part, l’aventure est exemplaire : être nombriliste au théâtre est licite, à la condition que cette contemplation de soi recoupe la sensibilité contemporaine générale.
Dans COULEUR TANGO, à travers l’anecdote d’un certain Monsieur Juean, qui, à la veille de mourir, revit les pages glorieuses de sa vie de « Roi du tango » au Bilbao, avec l’aide d’un valet dévoué -Aimé- et d’une certaine Fantasmette, c’est évidemment le mythe de Don Juan qu’explore l’auteur acteur metteur en scène. Si clairement qu’à la fin, je me suis surpris à guetter la venue de la statue du commandeur -qui d’ailleurs n’est pas apparue-. Or, il s’illustre très vite que ce mythe -trop galvaudé- ne m’atteint plus. Jean Bois, ici, m’a fait songer à Bisson, monstre (qui se croit) sacré. Comme TOUTE HONTE BUE, COULEUR TANGO passe à côté de mes préoccupations par dépolitisation extrême. La provocation naguère mordante dans LE SILENCE ET PUIS LA NUIT, ici tombe gratuite, à vide, formelle dans ce contexte. Elle se résume à quelques gros mots et à un brin de scatologie. Et le discours verbeux, disert à l’excès, voire interminable, ne m’atteint pas. Tout au plus m’amuse-t-il, brièvement, lorsqu’il se fait la nique à lui-même.
La deuxième scène, où nous faisons la connaissance de Fantasmette, et où l’auteur s’exclame : « Putain qu’il est beau, ce texte », m’a réjoui. Il est vrai que, jouée en quasi vers par Dominique Constantin, elle bénéficie d’une interprète exceptionnelle.
Sans doute, le dernier tableau nous donne-t-il une clef lorsque, enfermé derrière une vitrine, le mourant réécoute les phrases prononcées quand il était petit par sa mère, trop possessive. Ouais : Et alors ?
Jean Bois, dont la ressemblance avec Roger Blin jeune est troublante au début du spectacle, a bénéficié de moyens pour cette réalisation-ci. Son décor, sorte de prolongement caverneux des ors du Théâtre de l’Athénée, est superbe. Didier Sainderichin (assisté de Frédérique Lapierre) le signe et mérite qu’on se souvienne de lui. Mentionner aussi les costumes.
Quand même, c’est une déception.
25.03.82 – Pierre Laville n’est pas Tchékhov. Mais il s’en rapproche davantage que Natalia Ginzburg. Sa « Maison sous les arbres » m’a aussi fait songer à « L’Archipel Lenoir » de Salacrou.
Mais peut-être est-ce Jean-Louis Martin Barbez qui n’est pas Pitoëff. Je me rappelle que Sacha disait : « Quand on a l’impression que c’est long, c’est qu’il faut aller encore plus lentement. » Je ne suis pas sûr que le metteur en scène ait ménagé assez de silences, assez de respirations. Après l’entracte, il y a un petit ballet de gens qui entrent et sortent sans motivations. Les uns sortent, aussitôt les autres apparaissent, passant par là comme dans un vestibule racinien. Je pense qu’il aurait pu être moins maladroit.
Il est certain aussi que l’œuvre n’est pas faite pour un grand théâtre comme la Criée de Marseille. C’est le genre Athénée, Œuvre, Atelier, qui lui convient. Le décor de Batifoulier l’indique d’ailleurs bien, qui est constitué d’une partie utile, une petite scène posée sur la grande, et de grandes pièces rapportées pour meubler l’espace.
Aymeric est mort. Aymeric, c’était le patron de la fabrique. Un patron paternaliste, à l’ancienne, respecté, « aimé », craint. Tandis que sa veuve, autoritaire, traditionnelle, elle aussi « à l’ancienne », prépare les obsèques, les enfants reviennent, Georges, le fils devenu aîné après que Jacques ait été tué en Algérie, et sa femme qui n’est pas très solide mentalement ; et Julien, le fils cadet, qui est imprégné par des idées de gauche. Il y a aussi une « cousine ». Elle a soixante ans. Elle fait sûrement des bonnes sucreries. Elle a son monde à elle. Le jour des funérailles, les ouvriers se mettent en grève. Ils veulent être d’accord sur le choix de leur nouveau patron. Ils entendent aussi acquérir quelques nouveaux avantages.
L’édifice craque donc et c’est à sa débâcle lente que nous assistons, avec ses méandres. L’incompréhension entre les classes sociales en est le pivot. Une incompréhension que tentent de dissiper le fils cadet -mais il renoncera- et deux « traîtres » objectifs : Léa, la secrétaire, et maîtresse du père et du fils, seule à tout savoir dans l’usine, maillon indispensable, défendant les intérêts patronaux. Le contremaître, vieux, qui ne comprend pas les « jeunes » ouvriers. Il va prendre sa retraite.
Toutes en notations délicates, en atmosphères impressionnistes, la pièce tente de rendre perceptible le parcours personnel de chacun de ces êtres face à l’événement de la dépossession du pouvoir absolu. Il y a ceux qui n’acceptent pas, ceux qui biaisent, ceux qui veulent rester en dehors, ceux qui s’en foutent. Les générations réagissent différemment. Sans doute les jeunes comprennent-ils qu’il vaut mieux abandonner la forteresse vestige.
Je dois dire que tout m’a paru juste, dans ce qui est montré. La famille bourgeoise -entendez « grande bourgeoise »- est parfaitement décrite. Le monde ouvrier est dehors. On ne le voit pas. Mais on le sent en marche. C’est un sujet d’aujourd’hui traité avec une grande honnêteté. Apparemment, le choix politique de l’auteur est sans complaisance pour les possédants en crise. Est-il favorable aux ouvriers révélateurs ? Il ne leur a pas donné la parole.
Je détache trois personnes de la distribution : Martine Pascal, que je trouve remarquable en Léa (l’indispensable secrétaire). Monique Mélinand, veuve totalement exacte. Enfin, Cyril Robichez, impayable en ami de la famille, qui joue vieux style avec beaucoup de drôlerie. J’ai horreur de Tatiana Moukhine d’habitude. Ici, en cousine, elle a un petit rôle, ça passe.
La pièce est trop longue, trop bavarde ? Je l’ai éprouvé en deuxième partie, mais, encore une fois, je ne suis pas sûr qu’il faille culpabiliser le texte. Cela dit, le style, le ton, ne sont pas « nouveau théâtre ». C’est l’anti Gevrey Chambertin.
09.04.82 - Yves Robert Viala a choisi des textes de Charles Bukowski, et les a apportés à Jacques Falguières, qui dirige le théâtre de la ville d’Évreux.
A la salle des fêtes de Gravigny, celui-ci a imaginé une scénographie qui m’a un peu rappelé celle de Philippe Van Kessel pour ELLA. Cinquante spectateurs disposés en rectangle sur une seule rangée enserrent une aire de jeu dont ils sont séparés par un mur. Des trous rectangulaires, insuffisantes fenêtres de trois pouces sur quatre, (j’emploie cette mesure car c’est celle que j’ai physiquement utilisée) permettent, en se penchant, voire en se contorsionnant, de découvrir un univers sordide. Les cadavres de bouteilles et de boîtes de bière y forment des montagnes. Le lavabo et bidet ne sont pas branchés, mais ça n’empêche pas le pauvre hère qui hante cette chambre d’y vomir. Est-il assez immonde ? Son antre est-elle assez répugnante ? Je ne suis pas sûr que Jacques Falguières ait su aller assez loin pour décrire la déchéance de son héros.
Pathétique démission d’un homme solitaire, livré à une effroyable solitude, souffrant d’une terrible solitude, suicidaire irrécupérable… et pourtant… et pourtant il écrit, que dis-je ? Il crée sans cesse et n’écrit pas tout ce qu’il crée… du moins, dans la fiction de la représentation. Car en vérité, tous les textes que l’acteur a l’air d’inventer devant nous sont du poète de Los Angeles. Et l’étonnant, c’est le hiatus qu’il y a, la contradiction entre l’ivrogne hébété, obsédé sexuel, pédophile, masturbé, sale, scatologique, dégoûtant, et la beauté de ce qu’il écrit… Beauté réelle si on oublie quelques facilités débiles du genre pipi-caca ; et l’élévation de sa quête pour une humanité meilleure, plus belle, plus juste, une humanité repensée.
Certes, je ne puis adhérer à la démission de Bukowski. Son plongeon dans la turpitude a le sens que le monde dont il rêve est inatteignable. En somme, il se détruit AU RÉEL parce qu’il n’imagine pas possible de se construire comme il voudrait ! Son avilissement est irrecevable. Mais l’histoire de Carole qui couchait avec tous les animaux de la création, pour que l’enfant qui naîtrait d’elle réunisse toutes les forces et toutes les vertus, atteint à une indéniable grandeur. Dommage que le spectacle n’ait pas tout le temps cette continuité.
Dommage aussi, soit qu’il n’ait pas été bien dirigé, soit qu’il soit insuffisant lui-même, que Robert Viala ne donne pas la dimension de la démesure.
10.04.82 - BUBBLING BROWN SUGAR. La revue HARLEM ANNÉES 30 m’a offert l’occasion de faire connaissance avec le Casino de Paris, une salle qui conviendrait parfaitement au Magic Circus.
La revue conduite par Vivian Reed frappe par la perfection des artistes. Ils dansent merveilleusement, ils chantent à ravir, leurs ensembles sont impeccables.
Bref, ce spectacle de tournée a le label « made in U.S.A. », cette exigence artistique qui semble trop souvent inatteignable chez nous.
Cela dit, cette balade de boîte en boîte à travers le Harlem du « bon vieux temps », à la suite d’un couple de Blancs en veine de sensations nocturnes (rassurez-vous : de bon goût) n’a jamais RIEN de politique, RIEN qui annonce que le quartier des plaisirs puisse un jour devenir dangereux. Les bons Noirs ne rêvent que d’y faire plaisir aux riches Blancs. Chacun est à sa place. C’est une revue « commerciale ».
LA SEGRETARIA a un parfum désuet de théâtre psychologique. On pense à Diego Fabbri, à Pirandello, que sais-je. On a envie de dire que c’est « bourgeois ». Les ouvriers, les travailleurs, ont-ils le temps d’avoir les préoccupations d’une Sofia ? Une Silvana, qui n’a pour tous biens qu’une guitare et une vespa, pourrait-elle en dehors d’un milieu intellectuel survivre sans savoir rien faire ? Le monde décrit est marginal : un éditeur qu’on ne voit jamais et qui ne paye personne ; une femme que son mari a abandonnée et qui aime en secret cet éditeur. Aussi traduit-elle pour lui à longueur de journées des romans policiers de second plan ; une femme rendue acariâtre par les maternités trop fréquentes, et perdue devant les petits problèmes de la vie ; son mari, fou de son cheval et irresponsable socialement. Une bonne en revendication permanente et au franc-parler. Un médecin ami de la famille et confident de chacun. Telle est la « famille » dans laquelle un « rat » s’introduit, la secrétaire, maîtresse de l’éditeur puis fiancée du médecin ; elle va ronger l’équilibre fragile qui s’était établi entre des partenaires cohabitant par nécessité plus que par affinités. Sa présence intruse exacerbera les sentiments. J’ai dit que Natalia Ginzburg n’était pas Tchékhov parce que sa pièce n’est pas très bien équilibrée. Pas très bien faite. Mais cette famille décadente, qui a sans doute été beaucoup plus qu’elle n’est, qui n’a plus d’argent, qui a trois autos mais aucune ne marche, où chacun suit une trajectoire de plus en plus désespérée, déçue, avec un sentiment de vie gâchée, inutile, a des accents tchékhoviens.
La dernière demi-heure, notamment, est belle, émouvante, forte. Les blocages y craquent, tragiques. Ce genre de théâtre ne supporte pas la distanciation. Le seul traitement possible est la tranche de bifsteack saignant au premier degré. Pierre Ascaride a compris qu’une fois la distribution (bien) faite, il fallait seulement diriger les acteurs psychologiquement. Le spectateur est convié à s’aliéner. Comme vous le savez, je ne suis pas contre. Le décor de Michel Vandestien et Brigitte Lauber Françon, qui invite le public à imaginer les murs de la maison, est beau et bien éclairé.
20.02.82 - Le PANTAGRUÉLIQUE THÉATRE, c’est deux personnes, un garçon, Guy Delamotte, qui, nonobstant son nom, a par instants des accents judéo-espagnols, et une fille, Véro Dahuron, dont le jeu m’a allergiquement irrité. J’ai rarement vu une nana aussi visiblement contente d’elle, signifiant à ce point aux spectateurs comme elle respire et phrase bien. Elle dit son texte comme si elle avait besoin de signifier à quel point elle a conscience de sa beauté : « Admirez cette poésie », semble-t-elle clamer, « remarquez-en bien tous les détails. Ah, je vous en prie, partagez MA JOIE »… Et elle sourit, sourit, sourit toujours pour bien marquer son bonheur. Elle m’a horripilé.
A part ça, les deux complices proposent une « lecture » du Don Quichotte de Cervantès, qui est un digest adroit. Les principaux épisodes du roman y sont résumés. Les mots de Cervantès ont leur vertu. Cela dit, le programme nous apprend que Sancho est le double et le prolongement de Don Quichotte. Merci pour la révélation. Était-ce une raison pour que la fille s’en attribue le rôle ? Cette plantureuse et gourmande jeune femme, qui n’a pas mon type de beauté mais qui est belle assurément, est à mes yeux tout ce qu’on voudra, sauf le rondouillard compagnon du Chevalier à la triste figure. Il est vrai qu’à travers leur spectacle, les Pantagruéliques disent avoir voulu faire un « éloge de la folie ». Pour eux, la folie est « l’échappatoire à un monde absurde, cruel et sans espoir. » La désespérance du propos mériterait quelque glose. D’autant plus que la réalisation est propre, bien rythmée et même menée à un train d’enfer. Dommage que Véro y ait pris le pouvoir. (Lucernaire)
23.02.82 – Il n’est pas facile de classer le « Marathon Théâtre Vocal » du SPEEDY BANANA (Banane à l’accéléré ?) intitulé : ARTICULE. Jean-marie Maddeddu et Boubouche disent que c’est un show « vocalo-plastique », et c’est assez ça. D’après le programme, nous serions « conduits à travers la journée, presque comme les autres, de deux choristes aphones à la veille d’un spectacle. » Je n’ai pas perçu cette intention d’anecdote, mais j’ai pris plaisir à voir évoluer ces deux excellents acteurs musiciens mimes clowns, qui ont du gag un sens aigu, et qui ont incontestablement acquis un début prometteur de professionnalisme. Les voies qu’ils explorent ont de l’originalité. À suivre.
25.02.82 – Il y avait eu PRENDS BIEN GARDE AU ZEPPELINS. Il y avait eu LE BAL. Voici cette année GEVREY CHAMBERTIN par le Théâtre du Chapeau Rouge. Pourquoi ce rapprochement ? Parce que Pradinas, comme Flamand et Penchenat, utilise un style d’écriture théâtrale où la musique et le son jouent un rôle directeur important, où la gestuelle est partie essentielle du langage, qui se veut d’abord visuel.
Dans les deux spectacles précédents, les acteurs ne prononçaient pas un mot. Ce n’est pas le cas ici. Les personnages y parlent. Mais peu. En phrases toujours brèves et souvent répétées. Et jamais en direct. Ce qu’ils disent est amplifié par la sono, et se trouve ainsi intégré à l’univers son / musique. Un univers résolument moderne, qui utilise la technique comme les gens du Jazz et des variétés s’en servent. La notion de spectacle total passe vraisemblablement par ce volume auditif, qui emplit les oreilles en même temps que les yeux sont comblés.
GEVREY CHAMBERTIN a un parfum d’authenticité plus grand que ses ancêtres, parce qu’il y raconte une histoire vraie d’aujourd’hui : un garçon de trente ans y revit son enfance, sa croissance, son milieu familial et scolaire, l’univers de la ville qui l’investit. Cela pourrait s’appeler : de la naissance au chômage. Le regard jeté ne tait pas le fait politique, mais le spectacle n’est pas politique. Ou plutôt -et c’est intéressant- il fait toucher du doigt comment il est possible que des jeunes d’aujourd’hui soient dépolitisés. Parce que rien dans le spectacle que leur ont apporté leurs aînés ne les a amenés à réfléchir sur ce plan. La vie faite de petits événements quotidiens est grise et, pourtant, je n’ai pas noté de désespérance. Comme si le constat suffisait. Il suffit d’ailleurs. L’ensemble des notations qui nous est proposé est d’une justesse totale. Point d’accusation. Le garçon raconte, montre. À nous de juger. Point de style agressif non plus. On rit souvent. Pradinas s’amuse de ses souvenirs, nous amuse avec. Mais l’émotion est fréquemment au rendez-vous. La tragédie banale côtoie le dérisoire, l’insignifiant, le « tous les jours ».
GEVREY LAMBERTIN ne délivre pas de message. C’est un message en soi. Aux spectateurs de l’entendre. Si j’ai bien compris les commentaires des gens à la sortie, tous ne l’ont pas entendu. Il y avait des moues. On parlait de racolage ! Pensez : une représentation d’une heure cinquante où l’on ne s’ennuie pas -malgré deux ou trois petites longueurs-, c’est racoleur !!! Évidemment.
Pradinas, metteur en scène, a une horreur curieuse des déplacements en oblique. Ses personnages marchant presque tout le temps en horizontales et verticales, ça fait un peu voulu. Mais je trouve cela efficace. Le réalisateur a son cachet, sa patte. Son fabriqué ne détruit pas la crédibilité, le naturel. Il donne une impression de rigueur. Bref, ce spectacle n’est pas sans réminiscences. Il n’est pas sans jeunesse : le réalisateur a encore besoin de montrer un peu trop visiblement ce qu’il sait faire. Mais c’est de la belle ouvrage, influencée comme un art abouti peut l’être. Le langage annoncé est ici complètement assumé. Et le cri jeté mérite d’être entendu. Ajoutons que la troupe, parfaitement professionnelle, tient le parti sans aucune imperfection.
03.03.82 - Par curiosité, je suis allé voir ELLA dans la version à laquelle seuls les Français ont droit. Celle de Claude Yersin et de la Comédie de Caen.
Honnêtement, ce n’est pas mal, mais je préfère le spectacle tel que je l’ai vu à Bruxelles.
1 - Parce que là-bas, les spectateurs avaient le nez littéralement collé sur la cage aux poules, alors qu’ici ils sont à distance. La présence de l’étrange univers des volatiles est donc moins inquiétante.
2 - D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, les gallinacés françaises m’ont paru moins dangereuses que leurs sœurs belges. Elles sont plus grasses, ne sont que six au lieu d’une trentaine, et ne décollent jamais du sol.
3 - Les itinéraires montants et descendants imaginés par Van Kessel créaient une notion de verticalité. C’était une volière qui, vers le haut, se perdait dans le mystère que nous avions près de nous. Ici, tout est horizontal. Oserai-je dire que cela aplatit le jeu ?
4 - Yersin, timide sans doute, n’a pas osé montrer complètement les poules dévorant leur congénère devenu poulet. Il n’en donne que l’indication, ce qui est moins horrible.
5 - Nelly Stochl, devant sa télé, est bien trop ronde, bien trop pétante de santé pour le rôle. Simone Barry, maigre, yeux hagards, était bien plus crédible.
6 - Jean-Claude Frissung joue Joseph avec talent. Il ne m’a toutefois pas fait oublier John Dobrynine. L’évolution du personnage, complètement féminisé d’abord, redevenant homme quand il se suicide, est peut-être plus fidèle au texte que celle inventée à l’inverse par Van Kessel. Mais cela ne joue qu’au niveau des coups d’œil extrêmes.
7 - A l’actif de Yersin, je mettrai le plumage de la poule, qui est spectaculaire.
Sa mise en scène est honnête. Mais si je n’avais vu que cette ELLA-là, je n’aurais pas gardé un grand souvenir de l’œuvre.
04.03.82 – Je crains que l’exhumation de MARIA PINEDA par Viviane Théophilidès -événement fort attendu- n’ait pas servi le souvenir que bien des gens gardaient de Federico Garcia Lorca. Les spectateurs, médusés, se sont en effet trouvés confrontés à un mélo hugolien, dont bien peu avaient conservé la mémoire. Je me suis -presque- retrouvé dans l’univers de MARION DELORME. Rappelons l’anecdote : une femme de la bonne société aime un « libéral » en un temps où la royauté absolue ne tolérait aucune opposition. Son « combat » l’amène à broder de ses mains un drapeau subversif. Soupçonnée par un policier au service du régime, type même du traître de théâtre conventionnel, celui-ci la fera pendre, moins pour son refus de livrer les noms des conjurés -en fuite à l’étranger- que pour la résistance qu’elle oppose à son désir physique pour elle. On ne peut nier qu’il s’agisse d’un hymne à la liberté. Mais dans le style du XIXème siècle.
On s’étonne que la musique de Césarius Alvim ne soit pas de Verdi ! Au surplus, aucun contenu « politique ». C’est de la liberté « romantique » qu’il s’agit. Exprimée en un style fleuri où les métaphores à la Shakespeare abondent.
Viviane Théophilidès a cru devoir déraciner l’œuvre de son contenu espagnol. Sa version ne fait pas plus référence au folklore que si elle avait monté RUY BLAS, par exemple. Elle l’a aussi détachée de son époque. La conjuration montrée a comme décor un camion, qui sert de théâtre, de prison et de symbole. Symbole de quoi ? Une impression de gratuité sourde à mesure que la représentation avance, esthétisante en diable, avec des artistes contraints à faire des acrobaties aux moments écrits pour être émouvants, ce qui a pour effet que toute émotion est gommée. Il y a un parti, qui est que tous les personnages sont présents en scèn -ou à peu près- quand ils n’ont rien à y faire, mais le mobile n’est pas éclatant.
Je vais être sévère, mais je crois que Viviane Théophilidès est une vaniteuse pas très intelligente, qui n’a d’autre souci que de montrer qu’elle a du talent. Que dis-je ? Du génie ! N’importe comment. Cette mise en scène est faite pour que les Docteurs glosent. Il y a imposture, car je ne pense pas que ce que j’ai vu soit le fruit d’une réflexion.
Micheline Uzan rame à la tête d’une distribution d’une faiblesse grave où un De Georgi paraît cachetonner sans conviction, et où un Patrick Valverde s’attache à jouer un rôle dont il n’a pas les épaules. Il y a surtout une petite bande de nanas qui feraient bien d’aller au Cours Dullin avant de se faire engager en professionnelles. Mais ces insuffisances n’auraient pas été graves si le cœur avait été au rendez-vous. Or, de toute évidence, la réalisatrice n’a pas « éprouvé » l’œuvre. Elle n’y a vu qu’un matériau pour construire un édifice, une statue figée.
Aux saluts, le sourire crispé de Micheline Uzan en disait long sur son angoisse.
05.03.82 - Il est bien que je sois allé au Théâtre Sorano de Vincennes voir LEONCE ET LENA, par la COMPAGNIE DU SCAMANDRE, car cette visite, me portant leçon, m’évitera une autre fois de me déranger quand cette troupe annoncera un spectacle.
Ce qu’ont montré ces seize jeunes gens, en effet, en guise de l’œuvre de Büchner que j’avais souhaitée me remettre en mémoire, c’est deux heures de hurlements, de vociférations, de cris stridents, de rires déments, dans un univers totalement caricaturé, bouffonesque, grimaçant, d’un paroxysme insupportable et sans justification, du moins à mes yeux. De surcroît, ce sont deux pédés de première classe qui jouent le Roi et Léonce, dans le style bien connu que provoque cette spécialité sexuelle. Heureusement, au tout début et à la fin, le regard a le droit de se poser -mais au nom de quelle motivation ?- sur de beaux seins féminins.
Faut-il dire que les épuisants beuglements, auxquels sacrifient les « artistes », empêchent qu’on comprenne un mot du texte. Il paraît, d’après le programme, que « les comédiens de la Compagnie du Scamandre dénoncent vigoureusement une société moribonde qui s’enivre de parfums, de ronds de jambes, de plumes au cul et de stress au cœur. » Ils devraient d’abord aller à l’école et surtout se choisir un autre metteur en scène que C. Croset ! Car s’ils croient que leur message passe, ils se gourent.
06.03.82 – Je suis bien heureux : il faut croire que la société française de l’après dix mai est devenue irréprochable. Comment expliquer, sinon, que l’AQUARIUM s’en désintéresse ? Tant mieux s’il n’y a plus de promoteurs véreux, de problèmes syndicaux, d’information, de la femme ! L’homme, enfin, peut se pencher sur le sort des autres espèces qui peuplent la terre. Ici, une race particulièrement mal lotie : celle de ces manchots, oiseaux sans ailes à la forte personnalité sociale, qui peuplent l’inhospitalier continent antarctique. Toute une vie sur la glace balayée par le blizzard. Brrr ! Il était temps d’en parler.
En l’occurrence, l’équipe de l’AQUARIUM n’a pas été enquêter sur place. Elle a laissé à un certain D. Meynard le soin de relater sa passionnante intrusion dans le monde de ces animaux. Eux, n’auraient sûrement pas pratiqué le procédé employé par le « scientifique », qui a consisté à contraindre un manchot Empereur et une pingouine Adélie -on découvre qu’ils sont très différents… comme c’est intéressant !- à vivre ensemble, pour observer leurs comportements. A moins que Thierry Bosc, le metteur en scène, n’ait voulu dénoncer ces méthodes d’approche ? Mais non : dans ce cas, le savant aurait procédé, au moins, à un dépeçage sous nos yeux !…
Je crois bien que nous sommes en présence d’un spectacle d’évasion. Habilement fait, DE MEMOIRE D’OISEAU permet à une actrice, Maria Desroche, de montrer ses dons d’imitatrice : à la voir se dandiner, on la prendrait pour une véritable manchote (si j’en juge par les films qui m’ont mis en contact avec ces animaux). Elle est charmante. Vincent Martin en empereur tient moins bien la totalité de la course. Du modèle, il a la majesté et le côté absent, indifférent, condescendant. Mais sa gestuelle m’a semblé moins parfaite. Le décor, très beau à voir -quasi réaliste- recèle des trucs qui nous permettent de voir une troupe de manchots se déplacer avec une véracité troublante, et d’assister à la débâcle. (quand les glaces fondent et se rompent). Une bande son imite le vent qui souffle et la coupure du chauffage dès le début du spectacle achève de mettre les spectateurs dans l’ambiance.
Il m’a semblé que la représentation traînait un peu. A dire le vrai, traité comme il l’est ici, le sujet est un peu mince. N’aurait-il pas été possible d’évoquer la société que vivent ces manchots, qui a ses règles et qui peut prêter à commentaires, sinon à exemples ? Le propos, tel quel, m’a semblé carrément inutile. Et comme le résultat d’une démission.
Après le CONSEIL DE CLASSE, ce DE MEMOIRE D’OISEAU a l’air de surgir comme un coup de prudence, comme si, en AGE, certains s’étaient dit : « Attention, ne soyons pas trop contestataires. Nous avons besoin que nos subventions soient agrémentées. Que va dire Giscard si nous ne nous assagissons pas ?… »
Mais qu’est-ce que je raconte ? On a bien dû se rendre compte, à l’Aquarium, que l’ancienne majorité avait été balayée ! Ou, peut-être, non !…
15.03.82 – André Engel est un grand maître de l’art d’épater les Parisiens. Ce roi de l’esbroufe a trouvé un complice (et un producteur) en René Gonzalèz dont le combat politique est axé dans le même sens. C’est ce dernier qui a trouvé entre Saint-Denis et Aubervilliers l’usine désaffectée où est présenté DELL INFERNO.
Ca se passe comme ça : à 20 h 40, les spectateurs -pas plus de cent- montent dans un autorail poussif à la Gare du Nord. Roulant devant, roulant derrière, l’engin s’éloigne des grandes lignes connues et finit sa course sur une voie de garage rouillée entre des pans de murs en ruine et des tas de détritus. L’autorail franchit des portes. Déjà à ce moment-là, j’ai pensé à STALKER. Faut-il dire que mon impression s’est confirmée quand j’ai vu la « piscine », figurant les eaux du Styx, où se déroule le gros de l’action. Est-ce le directeur du T.G.P. ou le metteur en scène qui a vu le film soviétique, et a trouvé que le cadre serait épatant pour lui ? Y a-t-il rencontre ?
Elle est aussi troublante qu’entre LE BAL et KONTAKTHOF. Au niveau de l’environnement, s’entend, car à celui du contenu, c’est autre chose : DELL INFERNO convie les spectateurs, les « mortels », à la suite de Virgile (Laurent Terzieff), à une descente aux enfers avec en gros plans l’anecdote d’Orphée et d’Eurydice, et celle de Dante et de Béatrice. Les femmes seront revêtues de robes blanches et, disparaissant derrière une grille au regard des hommes, seront cantonnées au rôle de spectatrices. Les hommes, conduits par un autre chemin aux lieux de la représentation, y participeront symboliquement : assis sur des radeaux, ils suivront la barque des artistes, ce qui les amènera à défiler devant les dames.
Question texte, DELL INFERNO est une poétique. Dits avec talent par Terzieff, les vers sont beaux à entendre. Ce qui fait le prix du spectacle, c’est évidemment son décor et l’utilisation qui en est faite.
L’efficacité de l’entreprise est parfaite. Le soir où j’ai, parmi d’autres privilégiés, effectué ce voyage insolite, le vent, de surcroît, soufflait fort entre les vitres brisées et les cloisons éventrées. Incontestablement, l’effet était saisissant.
18.03.82 - J’ai bien peur que pour son entrée dans les « grands » théâtres, Jean Bois ne se soit planté. Quelque part, l’aventure est exemplaire : être nombriliste au théâtre est licite, à la condition que cette contemplation de soi recoupe la sensibilité contemporaine générale.
Dans COULEUR TANGO, à travers l’anecdote d’un certain Monsieur Juean, qui, à la veille de mourir, revit les pages glorieuses de sa vie de « Roi du tango » au Bilbao, avec l’aide d’un valet dévoué -Aimé- et d’une certaine Fantasmette, c’est évidemment le mythe de Don Juan qu’explore l’auteur acteur metteur en scène. Si clairement qu’à la fin, je me suis surpris à guetter la venue de la statue du commandeur -qui d’ailleurs n’est pas apparue-. Or, il s’illustre très vite que ce mythe -trop galvaudé- ne m’atteint plus. Jean Bois, ici, m’a fait songer à Bisson, monstre (qui se croit) sacré. Comme TOUTE HONTE BUE, COULEUR TANGO passe à côté de mes préoccupations par dépolitisation extrême. La provocation naguère mordante dans LE SILENCE ET PUIS LA NUIT, ici tombe gratuite, à vide, formelle dans ce contexte. Elle se résume à quelques gros mots et à un brin de scatologie. Et le discours verbeux, disert à l’excès, voire interminable, ne m’atteint pas. Tout au plus m’amuse-t-il, brièvement, lorsqu’il se fait la nique à lui-même.
La deuxième scène, où nous faisons la connaissance de Fantasmette, et où l’auteur s’exclame : « Putain qu’il est beau, ce texte », m’a réjoui. Il est vrai que, jouée en quasi vers par Dominique Constantin, elle bénéficie d’une interprète exceptionnelle.
Sans doute, le dernier tableau nous donne-t-il une clef lorsque, enfermé derrière une vitrine, le mourant réécoute les phrases prononcées quand il était petit par sa mère, trop possessive. Ouais : Et alors ?
Jean Bois, dont la ressemblance avec Roger Blin jeune est troublante au début du spectacle, a bénéficié de moyens pour cette réalisation-ci. Son décor, sorte de prolongement caverneux des ors du Théâtre de l’Athénée, est superbe. Didier Sainderichin (assisté de Frédérique Lapierre) le signe et mérite qu’on se souvienne de lui. Mentionner aussi les costumes.
Quand même, c’est une déception.
25.03.82 – Pierre Laville n’est pas Tchékhov. Mais il s’en rapproche davantage que Natalia Ginzburg. Sa « Maison sous les arbres » m’a aussi fait songer à « L’Archipel Lenoir » de Salacrou.
Mais peut-être est-ce Jean-Louis Martin Barbez qui n’est pas Pitoëff. Je me rappelle que Sacha disait : « Quand on a l’impression que c’est long, c’est qu’il faut aller encore plus lentement. » Je ne suis pas sûr que le metteur en scène ait ménagé assez de silences, assez de respirations. Après l’entracte, il y a un petit ballet de gens qui entrent et sortent sans motivations. Les uns sortent, aussitôt les autres apparaissent, passant par là comme dans un vestibule racinien. Je pense qu’il aurait pu être moins maladroit.
Il est certain aussi que l’œuvre n’est pas faite pour un grand théâtre comme la Criée de Marseille. C’est le genre Athénée, Œuvre, Atelier, qui lui convient. Le décor de Batifoulier l’indique d’ailleurs bien, qui est constitué d’une partie utile, une petite scène posée sur la grande, et de grandes pièces rapportées pour meubler l’espace.
Aymeric est mort. Aymeric, c’était le patron de la fabrique. Un patron paternaliste, à l’ancienne, respecté, « aimé », craint. Tandis que sa veuve, autoritaire, traditionnelle, elle aussi « à l’ancienne », prépare les obsèques, les enfants reviennent, Georges, le fils devenu aîné après que Jacques ait été tué en Algérie, et sa femme qui n’est pas très solide mentalement ; et Julien, le fils cadet, qui est imprégné par des idées de gauche. Il y a aussi une « cousine ». Elle a soixante ans. Elle fait sûrement des bonnes sucreries. Elle a son monde à elle. Le jour des funérailles, les ouvriers se mettent en grève. Ils veulent être d’accord sur le choix de leur nouveau patron. Ils entendent aussi acquérir quelques nouveaux avantages.
L’édifice craque donc et c’est à sa débâcle lente que nous assistons, avec ses méandres. L’incompréhension entre les classes sociales en est le pivot. Une incompréhension que tentent de dissiper le fils cadet -mais il renoncera- et deux « traîtres » objectifs : Léa, la secrétaire, et maîtresse du père et du fils, seule à tout savoir dans l’usine, maillon indispensable, défendant les intérêts patronaux. Le contremaître, vieux, qui ne comprend pas les « jeunes » ouvriers. Il va prendre sa retraite.
Toutes en notations délicates, en atmosphères impressionnistes, la pièce tente de rendre perceptible le parcours personnel de chacun de ces êtres face à l’événement de la dépossession du pouvoir absolu. Il y a ceux qui n’acceptent pas, ceux qui biaisent, ceux qui veulent rester en dehors, ceux qui s’en foutent. Les générations réagissent différemment. Sans doute les jeunes comprennent-ils qu’il vaut mieux abandonner la forteresse vestige.
Je dois dire que tout m’a paru juste, dans ce qui est montré. La famille bourgeoise -entendez « grande bourgeoise »- est parfaitement décrite. Le monde ouvrier est dehors. On ne le voit pas. Mais on le sent en marche. C’est un sujet d’aujourd’hui traité avec une grande honnêteté. Apparemment, le choix politique de l’auteur est sans complaisance pour les possédants en crise. Est-il favorable aux ouvriers révélateurs ? Il ne leur a pas donné la parole.
Je détache trois personnes de la distribution : Martine Pascal, que je trouve remarquable en Léa (l’indispensable secrétaire). Monique Mélinand, veuve totalement exacte. Enfin, Cyril Robichez, impayable en ami de la famille, qui joue vieux style avec beaucoup de drôlerie. J’ai horreur de Tatiana Moukhine d’habitude. Ici, en cousine, elle a un petit rôle, ça passe.
La pièce est trop longue, trop bavarde ? Je l’ai éprouvé en deuxième partie, mais, encore une fois, je ne suis pas sûr qu’il faille culpabiliser le texte. Cela dit, le style, le ton, ne sont pas « nouveau théâtre ». C’est l’anti Gevrey Chambertin.
09.04.82 - Yves Robert Viala a choisi des textes de Charles Bukowski, et les a apportés à Jacques Falguières, qui dirige le théâtre de la ville d’Évreux.
A la salle des fêtes de Gravigny, celui-ci a imaginé une scénographie qui m’a un peu rappelé celle de Philippe Van Kessel pour ELLA. Cinquante spectateurs disposés en rectangle sur une seule rangée enserrent une aire de jeu dont ils sont séparés par un mur. Des trous rectangulaires, insuffisantes fenêtres de trois pouces sur quatre, (j’emploie cette mesure car c’est celle que j’ai physiquement utilisée) permettent, en se penchant, voire en se contorsionnant, de découvrir un univers sordide. Les cadavres de bouteilles et de boîtes de bière y forment des montagnes. Le lavabo et bidet ne sont pas branchés, mais ça n’empêche pas le pauvre hère qui hante cette chambre d’y vomir. Est-il assez immonde ? Son antre est-elle assez répugnante ? Je ne suis pas sûr que Jacques Falguières ait su aller assez loin pour décrire la déchéance de son héros.
Pathétique démission d’un homme solitaire, livré à une effroyable solitude, souffrant d’une terrible solitude, suicidaire irrécupérable… et pourtant… et pourtant il écrit, que dis-je ? Il crée sans cesse et n’écrit pas tout ce qu’il crée… du moins, dans la fiction de la représentation. Car en vérité, tous les textes que l’acteur a l’air d’inventer devant nous sont du poète de Los Angeles. Et l’étonnant, c’est le hiatus qu’il y a, la contradiction entre l’ivrogne hébété, obsédé sexuel, pédophile, masturbé, sale, scatologique, dégoûtant, et la beauté de ce qu’il écrit… Beauté réelle si on oublie quelques facilités débiles du genre pipi-caca ; et l’élévation de sa quête pour une humanité meilleure, plus belle, plus juste, une humanité repensée.
Certes, je ne puis adhérer à la démission de Bukowski. Son plongeon dans la turpitude a le sens que le monde dont il rêve est inatteignable. En somme, il se détruit AU RÉEL parce qu’il n’imagine pas possible de se construire comme il voudrait ! Son avilissement est irrecevable. Mais l’histoire de Carole qui couchait avec tous les animaux de la création, pour que l’enfant qui naîtrait d’elle réunisse toutes les forces et toutes les vertus, atteint à une indéniable grandeur. Dommage que le spectacle n’ait pas tout le temps cette continuité.
Dommage aussi, soit qu’il n’ait pas été bien dirigé, soit qu’il soit insuffisant lui-même, que Robert Viala ne donne pas la dimension de la démesure.
10.04.82 - BUBBLING BROWN SUGAR. La revue HARLEM ANNÉES 30 m’a offert l’occasion de faire connaissance avec le Casino de Paris, une salle qui conviendrait parfaitement au Magic Circus.
La revue conduite par Vivian Reed frappe par la perfection des artistes. Ils dansent merveilleusement, ils chantent à ravir, leurs ensembles sont impeccables.
Bref, ce spectacle de tournée a le label « made in U.S.A. », cette exigence artistique qui semble trop souvent inatteignable chez nous.
Cela dit, cette balade de boîte en boîte à travers le Harlem du « bon vieux temps », à la suite d’un couple de Blancs en veine de sensations nocturnes (rassurez-vous : de bon goût) n’a jamais RIEN de politique, RIEN qui annonce que le quartier des plaisirs puisse un jour devenir dangereux. Les bons Noirs ne rêvent que d’y faire plaisir aux riches Blancs. Chacun est à sa place. C’est une revue « commerciale ».