Du 15 décembre 1981 au 18 février 1982

Publié le par André Gintzburger

15.12.81 – Les poules sont des volatiles très spectaculaires. Pour présenter ELLA, de Herbert Achternbusch, Philippe Kessel a fait appel à un acteur, John Dobrynine, à une actrice, Simone Barry,… et à vingt poules. Les spectateurs sont assis sur des chaises des quatre côtés d’une gigantesque cage (elle fait six mètres de haut). Ils ont le nez collé dessus.
Dans la cage, vit une femme. Elle est née en 14. Elle a la tête vidée. Elle regarde fixement la télévision. Elle a été mariée naguère. Elle a connu l’asile, la prison, le camp de concentration, le foyer de bonnes sœurs, la sanatorium, l’hospice, la syphilis. Elle finit ses jours dans ce poulailler où elle a trouvé asile. Son fils, Joseph, en somme son double -lui même au début, sosie de la vieille et travesti à la fin- raconte cette vie au gré d’un monologue sans grammaire ni ponctuation. Il y a rapport freudien entre la mère et le fils. Davantage même : osmose, identification. C’est l’œuf reconstitué. Quand il aura fini de conter cet itinéraire misérable dans une pauvre vie, il mourra et la mère, muette jusque-là, poussera un grand cri. C’est tout.
Très curieusement, cet univers aliéné fonctionne quelque part dans mon intimité. C’est que j’y vois la trajectoire d’un de ces êtres démunis, désespérés de base, ballottés par les événements que suscitent les autres, bafoués, punis dès qu’ils prennent une initiative, qui vivent sans « exister », et qui, hélas, sont la majorité. La souffrance elle-même, pour ces êtres, devient une habitude et la politique ne les concerne pas.
Elle a traversé le nazisme et deux guerres sans en recueillir autre chose que des anecdotes. Le Nègre américain qui lui a donné la maladie vénérienne en 45, elle ne le fréquentait que parce qu’il lui donnait à manger. La mort de son bébé syphilitique ne lui inspire que la crainte d’avoir à payer l’hôpital. Elle est sans sentiments. L’amour eût été pour elle un luxe. Ses escapades, c’est d’avoir été une fois au cinéma, une fois à la ville, sans savoir pourquoi. Ses actes n’ont été qu’impulsions irréfléchies. Mais l’absence d’intelligence  n’empêche pas la roublardise, la ruse des humbles. Le tout sur obsession de café. Sans cesse, elle en fait.
Pendant tout le récit, qui est ponctué de gestes quotidiens dans ce poulailler, humanisé par une table, une chaise, une paillasse, une télé, un réchaud à gaz et beaucoup d’accessoires, le tout sale, croulant, pourri… Et l’odeur même des excréments animaux caresse  les narines des spectateurs, les poules vont et viennent, caquètent, se battent, bouffent. Étonnamment familières, montant et descendant, faisant tomber des tasses, des objets, picorant dans un œuf au plat que le fils avait fait cuire pour Ella. La scène la plus répugnante -mais aussi la plus forte- est celle où est pendu par Joseph un poulet déplumé : les oiseaux se précipitent pour le dévorer à grands coups de becs cruels. Ce symbole anthropophagique ainsi concrétisé remue profondément.
Que donnerait le monologue débité sans ce grouillement à la fois sordide et naturel ? Que répondre ? Il paraît que Yersin -qui est l’adaptateur- a monté la pièce tout autrement pour la Comédie de Caen. Il serait intéressant de comparer. Mais ce qui est sûr, c’est que la réalisation de Philippe Van Kessel à l’Atelier Sainte-Anne de Bruxelles valait le voyage. Je ne regrette pas le détour. Sa mise en scène joue sur la hauteur : la femme dans le poulailler (selon le texte, elle y est depuis six ans) a acquis la notion de verticalité. Il y a des rampes, des échelles partout. L’acteur -le seul qui agisse, qui parle, qui bouge- est admirablement agile et il parvient, en débitant les mots écrits sans logique ni chronologie, à « faire passer » sa détresse ; la passivité du personnage, entre ses mains, devient ressort. C’est de la belle ouvrage ! Et quant au « décor » de Jean-Marie Fievez, il est beckettien, répugnant, parfait. Mais attention : ne croyez pas que le spectacle (qui dire une heure vingt) soit scatologique. Rien de provocant à ce niveau n’est recherché. Le réalisme réel, si j’ose dire, suff

COMMENTAIRE A POSTERIORI

Il y a des spectacles qui laissent des taces. Tous ces compte rendus de l’année 1981 à part le FAUST d’Antoine Vitez ne m’ont guère laissé de souvenirs et même en les relisant, je me demande parfois pourquoi et à quoi bon les livrer d’une certaine façon à la posterité. En ces temps là la théâtre  était en train de perdre sa vocation populaire. Les textes se faisaient rares et de toute manière étaient relus par les tout puissants nouveaux créateurs c’est à dire les metteurs en scène. Il arrivait que leurs noms soient imprimés en plus gros sur les affiches que ceux des auteurs. Le cinéma ne démissionnait pas encore mais déjà   la Télé s’emparait des esprits de façon envahissante et réductrice.

Je n’oublierai jamais la scène de ces poules se dévorant elles-mêmes dans l’ELLA de Philippe Van Kessel. Je la revois 25 ans plus tard aussi présente que quand j’y étais, à Bruxelles, voyeur de ce spectacle immonde et magnfique. Il y a eu beauoup d’autres ELLE et j’en rends compte plus loin dans ces mémores, mais celui là  s’est imprimé en moi. Comme quoi la présence vivante, y compris celle de la mort en direct, fût ce celle d’oiseaux,  est « autre chose »

10.12.81 – Un jour, à un artiste étranger qui me demandait : « Que faut-il faire pour plaire aux Parisiens ? », je me souviens d’avoir répondu : « Il faut les épater ». Je voulais dire par là qu’ici, le bon travail ne suffit pas, l’honnêteté ne paye pas, le professionnalisme n’est que le B-A BA. Le public requiert d’être « étonné », je devrais écrire « baisé ». Bien sûr, « public » a un sens spécial. Il s’agit de quelques centaines d’invités qui font et défont les gloires. Les millions d’autres n’ont qu’à suivre ces avis éclairés », que la mode, la politique et l’humeur meuvent.
Ariane Mnouchkine, qui connaît son contexte, a donc appréhendé son projet Shakespeare en se posant LA QUESTION ? Qu’est-ce qui, encore, dans ce domaine largement exploré, et pas par les plus petits, pourrait surprendre… et, qui sait ?... Faire novation ?... Elle a trouvé : RICHARD II, premier volet d’une entreprise qui amènera le Théâtre du Soleil à jouer six œuvres de l’auteur élisabéthain, a été monté comme s’il s’agissait d’une pièce du Kabuki.
Ce préambule un peu sarcastique exhalé, disons qu’une fois le truc compris, on l’accepte ou on ne l’accepte pas. On ricane face à la parodie de dramaturgie mise en place pour expliciter le propos, ou on entre dans le jeu. De toutes façons, on est en face d’un parti totalement assumé, et d’une réalisation -à l’intérieur de son contexte, comme la liberté en U.R.S.S.- absolument parfaite. C’est pour le moins de la belle ouvrage et les critiques doivent se situer au niveau le plus haut. Car le « baisage » infligé par la réalisatrice au tout-Paris est superbe.
D’abord, il faut saluer la prodigieuse performance des acteurs. Je suis avare de superlatifs. Je dis « prodigieuse performance », parce que, de toute évidence, nous sommes en face de l’aboutissement d’un travail formidable, fruit d’un effort discipliné qui mérite absolument le respect. La troupe entière a assimilé la technique que les Japonais se mettent dans le corps dès l’âge tendre , au point de la régurgiter EXACTE et DANS SA DYNAMIQUE. Après ce RICHARD II, les compagnies nippones auront plus de peine à nous mystifier, car l’approche qu’en a faite l’équipe française imite en tous points le modèle. Le THÉATRE, suppléant à la TRADITION SÉCULAIRE, fait son métier d’illusionniste : c’est apparemment vraiment une troupe du Kabuki qui nous montre, selon ses procédés techniques, le Richard II de Shakespeare…
Le coup de génie d’Ariane Mnouchkine, c’est que l’entreprise n’est pas gratuite. L’identité entre les Seigneurs élisabéthains et les nobles nippons est telle que l’anecdote du Roi Richard, détrôné par ses féaux qu’il avait étourdiment châtiés en rendant la justice conformément à sa charge, ne semble aucunement décalée dans l’univers du Pays au Soleil Levant. C’est que -la réalisatrice l’a bien compris- la Société féodale, avec son code de l’honneur entre privilégiés d’un système, colle à toutes les civilisations à un certain moment historique. Jusqu’à un certain point, ce transfert de la guerre des Deux-Roses dans un univers parallèle, aide le spectateur à se distancier de l’épopée pour la considérer avec un œil rendu plus lucide. Le truc d’Ariane Mnouchkine m’aide à me sentir moins mal à l’aise face à la société décrite par Shakespeare. En la présentant ainsi comme « étrangère », entendez « lointaine », quelque part zombie, je me pose moins la question qui m’est habituelle : « A-t-on le droit de monter Shakespeare en affirmant qu’il est populaire ? » Ainsi traité en effet, le réactionnaire auteur, qui tout au long de son oeuvre a tant méprisé son peuple, reste spectaculaire mais perd sa faculté d’aliénation. Donc je ne crierai pas haro sur l’entreprise. Pour une fois, le snobisme parisien s’est marié avec l’intelligence et la leçon administrée n’est pas une imposture.
Spectaculaire, oui, la représentation l’est : costumes magnifiques, gestuelle vivante, musique admirable, toute en percussions orientales -sauf à un moment, quand une insolite cornemuse intervient pour concrétiser auditivement la réunion de troupes en campagne- et soulignant tous les moments de l’action. Il faut saluer Jean-Jacques Lemêtre et Claude Ninat pour leur performance. Pour eux aussi, c’est à la fois la résistance physique et le talent qui sont admirables.
Car la soirée dure cinq heures et, au bout de cinq heures sans aucune scène traînante, chaque acteur étant en mouvement perpétuel, moi, mon cul était fatigué et mon dos rechignait, car les bancs du Théâtre du Soleil manquent de confort coussiné, mais les artistes étaient en pleine forme et leur dernière sortie au pas de course n’accusait aucune fatigue apparente. Ce que cela suppose de préparation disciplinée mérite le plus grand respect.
Cela dit, le spectacle est objectivement trop long. On ne s’ennuie pas, mais le respect à l’œuvre ne suffit pas à justifier qu’on n’ait pas coupé dans certains tunnels où les métaphores ne semblent plus recevables pour les sensibilités modernes Il faut dire que l’adaptation -qui est signée par Ariane Mnouchkine sans doute, pour que les droits d’auteur n’aillent pas à un autre tâcheron de la plume- m’a paru plate, trop versifiée en alexandrins blancs et pauvre en vocabulaire. D’autre part, le jeu imposé aux acteurs, toujours de face et hurlant le texte sans céder à la psychologie, finit pas donner une impression de registre non renouvelé, même si, de-ci de-là, des comédiens se laissent aller à éprouver des sentiments. Engoncés dans leurs magnifiques costumes -ou des collerettes corrigent spirituellement les japonaiseries-, prisonniers de leur gestuelle et d’une privation totale d’obliques dans leurs déplacements, ils n’ont que peu de liberté pour « jouer ». Ce qui n’empêche pas Odile Cointepas, qui incarne la reine, d’être exécrable et chiante. Par contre, Jacques Bigot incarne un Richard II qui ressemble à Goebbels avec quelque bonheur, et Cyrille Bosc en Bolinbrocke est fort convaincant.
Ariane Mnouchkine écrit dans le programme qu’avec cette interrogation de Shakespeare, elle fait des gammes « pour nous préparer à raconter dans un prochain spectacle une histoire d’aujourd’hui ». Soit, mais s’attaquer à six œuvres, était-ce nécessaire ? N’est-ce pas, avant d’aborder NOTRE temps, en perdre beaucoup ? Et comment réagirai-je à la sixième représentation de ce Kabuki « à la française » ?

11.12.81 – Quand on a assisté la veille aux exercices du Théâtre du Soleil, le EN AVANT de Jérôme Deschamp, à Gémier, paraît carrément nul. Non seulement la gestuelle est débile, mais les artistes ne font RIEN. Ils ont adopté le style flegmatique du RADEIS, mais là où les Flamands sont marrants à force d’absence, EUX ne font rien passer. Soyons juste : Michèle Guigon campe une demeurée passable, et le pianiste, Alain Margoni, est drôle. C’est même le plus clown de ces non clowns.
A la fin, les spectateurs s’exclament parce qu’un rideau d’eau surgit du plancher de la scène. Suppléant à la médiocrité des artistes, cet effet technique assure les applaudissements de la fin. Les acteurs feignent de croire aux saluts que c’est eux qu’on remercie. Cela dit, on est loin de la féerie des eaux du REX !

15.12.81 – Le groupe « NOUS CHANTONS,… NE VOUS DÉPLAISE » est-il une troupe de « théâtre » ? On peut en douter en voyant DROLES DE BOBINES qu’il présente à CONFLUENCES, et qui est un assemblage de sketchs et de chansons mis en scène. Mais c’est Albert Delpy qui a dirigé l’entreprise, c’est Marcel Violette qui a fait le décor, et si tout n’est pas du plus haut niveau, si le professionnalisme n’est pas toujours éclatant, du moins y a-t-il des moments réussis et des chansons bien chantées. On retiendra, parmi les pastiches du cinéma qui ont inspiré la bande, (quatre filles et un garçon), celui de Fellini avec une remarquable silhouette de Mastroianni campée par Fabrice Casta. Et puis cette lumière jetée sur le septième art à travers le regard du petit personnel (caissière, ouvreuse, projectionniste, garçon de course) d’une salle minable, comme on n’en fait plus, est sympathique.

16.12.81 - Il y a longtemps que je n’avais pas revu de spectacle de Patrice Chéreau. Son PEER GYNT est entouré d’une flatteuse réputation. Elle n’est pas usurpée. Sa réalisation est superbe.
Curieusement, elle sent sa « vieille école ». Chéreau ne contraint pas les comédiens à jouer à faux, à « contre jouer », à jouer en oblique ou à non jouer. Il dirige de bons acteurs dans le sens du poil, les autorise à éprouver des sentiments, voire les y incite. Il ne gomme pas « l’anecdote ». Après tout, quand un auteur se donne la peine de raconter une histoire, est-il honteux que le réalisateur mette les spectateurs en position d’en suivre le fil ? La trajectoire de Peer, à travers l’univers des trolls et de l’étrange peuple imaginaire des Pays Nordiques, est ainsi parfaitement éclairée, clarifiée, immédiatement recevable.
Enfin, ce vocabulaire ne va pas sans humour, car le metteur en scène, s’il éclaire les thèmes, n’en fait pas autant des artistes. Toute la soirée se passe dans les clairs-obscurs plutôt sombres et, même quand ils viennent saluer, les comédiens n’ont pas droit à un projecteur. Gérard Desarthe campe un Peer Gynt très convaincant, vivant, actif. Chéreau a le sens des mouvements rapides, dont chacun débouche sur un tableau plastiquement beau. C’est son truc depuis toujours, grâce auquel rien n’est jamais mou dans ses réalisations. Le décor de Richard Peduzzi, polyvalent, à la fois palais des Trolls, forêt, place de village, se transforme à vue. Il est basé sur des grands pans austères, tels que les affectionne Chéreau. Un magnifique rideau, actionné astucieusement par un jeu de fils, permet des effets magiques. 0
Chéreau a raison de jouer TOUT le texte d’Ibsen. Il en a capté le rythme et, chaque fois que les acteurs sont bons, tout passe admirablement. Maria Casarès, qui joue la mère de Peer, a malheureusement quelques tunnels à faire gober.

10.01.82 - Après une coupure, je reprends la route du théâtren assistant au Lierre Théâtre à un « spectacle de rue », ou plutôt qui en sera un quand le temps le permettra.
Ils sont quatre, sur un chariot, et jouent les bateleurs. Trompes, cris, tout ce qui est son, comme à l’accoutumée dans cette troupe, sort des gorges. Dans DÉSORMAIS, l’humour suintait. Ici, on cherche à faire rire un peu moins discrètement -genre oblige. En une heure trente d’un itinéraire semé de haltes, les quatre hommes dissèquent un irrésistiblement pompier poème de Victor Hugo, L’AIGLE DU CASQUE. Certains effets sont un peu gros, un peu exigeants. L’anecdote n’est pas constamment bien éclairée, à force d’appuyer sur les détails. Mais enfin, c’est divertissant et de qualité. Et le Lierre y montre plaisamment sa facette joyeuse.

12.01.82 - Le moins qu’on puisse dire est que je n’ai pas retrouvé ma bonne impression de Strasbourg en assistant à Créteil à une nouvelle représentation de l’ANTOINE ET CLÉOPATRE de Bernard Bloch. D’abord parce que, cette fois-ci, j’ai subi dans le rôle d’Antoine non plus Bloch lui-même, qui m’avait semblé coller au personnage parfaitement, mais Jean-Quentin Chatelain, dont j’avais dit alors combien il m’avait paru irritant dans de petites apparitions. Jouant Antoine, il est insupportable. EN TOUT : son phrasé, son articulation défectueuse, sa gestuelle, son accent à couper au couteau, TOUT aurait dû inculquer au metteur en scène de l’écarter. Bloch prouve en l’ayant gardé qu’il est de la race des entêtés jusqu’à l’absurde. Ici, son aveuglement est suicidaire.
Avec lui comme partenaire, Stéphanie Loïk grimace, sa voix tourne au fausset, son jeu est inquiet, fiévreux, moins présent. Ajoutons qu’une sono mal réglée rend souvent inaudible des acteurs et actrices trop enclins à murmurer. Bref, tant d’imperfections rompent le charme et on s’emmerde !
Une question en guise de plaidoyer ? La salle de la M. C. de Créteil est-elle bonne pour le théâtre ? Ne crée-t-elle pas un phénomène d’éloignement ? Est-elle pour quelque chose dans la non communication ?

14.01.82 – Suart Seide étant anglo-saxon, on peut lui faire confiance d’avoir su lire LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ de Shakespeare dans le texte. On peut présumer que son adaptation soit fidèle. Or, elle est si abondante en métaphores, images hasardeuses, comparaison alambiquées, évocations des astres et des phénomènes naturels, qu’on finit par se demander si le facétieux n’en aurait pas rajouté. Telle qu’elle nous est ici servie, la langue shakespearienne ne nous paraît pas sérieuse, et je gage que seuls ceux qui apprécient qu’on tourne l’auteur élisabéthain en dérision l’aimeront. Personnellement, je dois dire que j’en ai bien joui. Et même avec quelque stupéfaction, par instants, tant les clichés sont plats.
Je pense que cette dénonciation par le style m’a aidé à supporter l’idéologie trimballée par l’ouvrage, l’un des plus réactionnaires de l’auteur. Le mépris avec lequel sont traités les artisans, venus secrètement répéter dans la forêt magique une pièce de théâtre en l’honneur du Duc qui va se marier, n’est que complètement naturel dans une société hiérarchisée, où tout le monde se situe en termes d’inégalités et où, de surcroît, les êtres surnaturels -eux-mêmes inféodés les uns aux autres- ont le pouvoir d’aliéner la liberté des vivants, je veux dire la liberté fondamentale : le manipulé ne sait même pas qu’il l’est. Le magicien joue avec lui comme avec un poupée. En plus, sans autre mobile que de se divertir, de passer le temps, avec une méchanceté normalisée.
Bien sûr, pas de dénonciation dans cet état de fait, et Stuart Seide n’a pas commis l’erreur de chercher à tirer une leçon. Il s’est contenté de mettre en scène avec fidélité cette « comédie tragique » et d’en bien faire ressortir les aspects montrant la fragilité des certitudes humaines.
Je ne suis pas certain qu’il ait eu raison de faire jouer Thésée et Oberon par le même acteur, (François Marthouret), Hippolyte et Titania par la même actrice (Laurence Roy) et Philostrate / Puck par le même comédien (Jean-Louis Grinfeld). Pour moi, cette identification apparemment séduisante et visant à ajuster ensemble les univers parallèles, le terrestre et le mystérieux, crée confusion d’autant plus que les deux premiers ne savent pas bien signifier leur passage d’un pouvoir à l’autre.
Le dispositif, palais se transformant en forêt, est astucieux et il faut en féliciter Charles Marty. Mais surtout, cette représentation est à marquer d’une pierre blanche pour la façon remarquable dont a été traitée la truculence.
C’est peut-être la première fois que j’ai vu la « répétition » Pyrame et Thisbée, la transformation de Bottom en âne et la représentation finale jouées sans vulgarité. Shakespeare n’avait que condescendance pour le peuple, MAIS PAS STUART SEIDE. Le grand mérite, la grande originalité aussi de son montage, c’est que les gens du bas de l’échelle y tirent leurs épingles du jeu sans sombrer jamais dans le trop facile ridicule. Ils sont sympathiques parce que ce ne sont pas des pitres. Le texte dit bien qu’ils sont stupides, mais cette affirmation dans la bouche des puissants est gratuite : ce sont seulement des gens simples, de braves gens pavés de bonnes intentions. Le bon Duc, en souverain éclairé, ne leur rend-il d’ailleurs pas hommage en écoutant le résultat de leurs efforts avec bienveillance et en faisant taire sa cour prête à se gausser des malheureux ? Même la scène de l’âne a été réglée avec discrétion. Il faut dire que l’acteur qui joue Bottom, Thierry Fortineau, est remarquable. Désormais, je jugerai encore plus sévèrement les grasseyements habituels, puisque la preuve est administrée qu’ils ne sont point nécessaires.
Voilà : vous allez dire que j’ai minimisé le propos en ne soulignant pas assez l’aspect initiatique de l’œuvre, la fragilité des sentiments qui sont peut-être des rêves, des illusions. C’est vrai que les couples sont bien ballottés et que les jeunes gens ne comprennent guère ce qui leur arrive. Mais si leur sincérité est pathétique dans son innocence, la philosophie dégagée n’en est pas pour autant plus recevable. Et je préfère, plutôt que de penser, me dire que j’ai été gentiment diverti au rythme d’un conte de fées charmant. D’ailleurs, la comédie tragique finit bien pour tout le monde. Le tragique n’était donc pas grave. Soulignons l’excellence globale d’une troupe bien dirigée.

15.01.82 – Jean-Pierre Bisson a retravaillé positivement son TOUTE HONTE BUE. Au théâtre du Petit Forum, il est presque tout le temps en scène. Au début, il est moins facile de le croire vraiment saoul. Son « jeu »est davantage lisible. Bref on s’amuse -presque au niveau du boulevard, à moins que ce ne soit en « famille », si on connaît bien l’auteur acteur.
C’est d’ailleurs SON histoire qu’il nous conte, se peignant non sans complaisance mais avec lucidité : « Voyez comme je suis cabot », s’exclame-t-il , « appréciez comme mes camarades sont patients avec mes caprices, comme ma compagne est excédée mais ne peut pas me quitter. Ah quel MONSTRE à tous points de vue, mais SACRÉ (n’est-ce pas ?) je fais. A ce contenu nombriliste on adhère ou non. Mais cette fois-ci, l’ouvrage est bien faite. Tout au plus éprouve-t-on un brin d’ennui à la fin, quand le balayeur de service cause avec la femme de l’acteur le temps nécessaire à la crédibilité de sa sortie du théâtre.
A noter, la courte mais remarquable prestation de Jean-Marc Bisson en « acteur de compliment ». Je l’avais déjà dit à propos de la représentation que j’avais vue en Avignon. Il faut le redire. A noter aussi, mais dans le sens négatif, le rajout de réflexions sur la politique contemporaine, allusions toutes droitières qui ont pour seul effet de rabaisser par instants le spectacle au niveau du cabaret de chansonniers.

16.01.82 – Pour son ÉTRANGER DANS LA MAISON, Richard Demarcy s’est inspiré de faits divers contemporains. Ceux-ci sont cités dans le programme qu’on distribue au Théâtre de la Tempête : « Père maniaque de la gâchette tuant un de ses enfants qui allait boire la nuit à la cuisine. Septuagénaire tirant sur son époux pris pour un voleur, mari tirant sur sa femme derrière la porte »… Mais n’allez pas croire qu’il ait réalisé une chronique : les actes dont il est parti sont accomplis lorsque le spectacle commence, et l’étranger, un drôle d’Arabe qui se dit poursuivi par les flics, se réfugie dans la maison où ont été précédemment perpétrés les forfaits.
Tout au plus, au début, a-t-on vu un couple cachant dans une armoire un corps d’enfant, puis trois mômes planquant dans la même armoire un cadavre de taille adulte. D’emblée, l’insolite s’installe, avec une atmosphère un peu dingue, chaque personnage se mouvant suivant une logique interne qui semble irrationnelle, mais ne l’est pas plus, par exemple, que celle qui animait naguère les petites vieilles de ARSENIC ET VIEILLES DENTELLES. Sauf qu’ici, on n’est pas au boulevard. Les protagonistes ne sont pas gratuits. Ils sont des produits de notre civilisation. Chacun recèle un contenu. Et ce qu’ils font s’inscrit dans notre réalité. Simplement Demarcy, en poète, s’est servi de ce fond authentique pour le dérailler, le dépasser peut-être. Il lui tord son réalisme en le prolongeant vers un onirisme farfelu grinçant et drôle, qui n’est jamais imperméable.
A dire le vrai, j’ai bien ri pendant la représentation, qui ne cesse de montrer des situations « désespérées mais pas sérieuses », je ne me suis point ennuyé, je me suis aussi demandé si le propos était « important ». Je veux dire que Demarcy a tellement appuyé sur le champignon de la dérision, et sur celui de l’absurde genre « Victor ou les enfants du pouvoir », que j’ai trouvé au bout du compte sa transposition un peu trop « fable burlesque ». Le sang, ici, la mort, ce sont ceux des batailles d’enfants où les trépassés se relèvent pour recommencer à jouer.
La longue scène où le Roi, vêtu Grand Siècle, et son cuisinier, viennent à domicile régaler leurs sujets de mets hétéroclites et non comestibles, sort tout droit du surréalisme, à moins que ce ne soit du canular de potaches. Même si l’octroi de cette nourriture indigeste (des godasses principalement) qui est un hommage «signe » à Chaplin, ne manque pas de signification politique. La famille farfelue et tachée de sang est jouée avec talent. Teresa Motta est adorable en petite fille à la cruauté inconsciente, incapable de distinguer le bien du mal.
En somme, Demarcy, avec talent, aidé par une équipe parfaitement dirigée, ayant su habiller de façon très fonctionnelle le hangar du Théâtre de la Tempête, nous a donné un conte.. comme les contes de fées… Mais un conte d’aujourd’hui. Ancré dans notre temps. Oui, c’est ça, c’est un conte. Un conte d’aujourd’hui. D’ailleurs, plusieurs fois pendant la représentation, je me suis dit que j’aurais dû emmener Catherine. Je ne pense pas que la bataille finale, quand le Roi et le cuisinier se transforment en flics pour abattre le Mesrine basané, lui aurait fait peur.
Cournot a déliré sur ce spectacle. Moi, il m’a laissé un peu insatisfait, mais à un niveau élevé, soyons clairs.

22.01.92 - Voici une troupe catalane qui a eu, dans son pays, des démêlés avec la police. En 1978, ses membres ont été mis en prison pour avoir, dans un spectacle, « insulté » l’armée. La gauche française s’est alors soulevée, et les pétitions ont rendu la liberté « provisoire » aux blasphémateurs. Paris, le Paris du Socialisme, leur a semblé être une ville où il leur fallait jouer et différentes instances officielles les ont aidés à y parvenir. Les voici arrivés au Centre Pompidou et sur quoi tombent-ils ? Sur une grève des services de nettoyage qui provoque la fermeture du Centre. Ils jouent quand même dans la salle du sous-sol, mais quand les candidats spectateurs téléphonent pour s’informer, « on » leur répond que « c’est » fermé ! Pire, leur combat est passé de mode : « L’Espagne ? Quoi l’Espagne ? C’est une démocratie à l’occidentale aujourd’hui. Quoi ? Le fascisme y conserve des nostalgiques dangereux ? Bah ! On verra bien. Pourquoi ne parlent-ils pas de la Pologne, ces jeunes gens ? ». Bref, les médias se désintéressent d’eux et ils jouent dans la confidence devant des publics clairsemés à majorité hispanisante. Et dans son ensemble, la critique parisienne ne se dérange pas. Maintenant ils sont repartis. Heureusement pour eux, ils ont un riche press-book allemand et italien, souvenir de leurs triomphes à Berlin, Munich et Spolète.
Le discours du ELS JOGLARS dans le spectacle OLYMPIC MAN est pourtant diablement intéressant, parce qu’il démonte devant nous le mécanisme du fascisme. LE VRAI. Celui que les Espagnols ont vécu pendant quarante ans, qui ne s’embarrasse pas de subtilités. Dans les derniers mois de l’ère giscardienne, j’avais l’impression que la France était engagée dans un processus vers un certain fascisme. Mais la démarche était maligne : elle fonctionnait par petites lois contraignantes qui, toutes, visaient quelque part à faire de chaque citoyen un culpabilisé en puissance. Ceux qui ne grattaient pas trop le fond avaient l’illusion d’être libres, et l’étaient en effet sur des points qui ne dérangeaient pas le pouvoir de l’argent, parce que ce pouvoir-là, dans NOTRE pays, ne s’embarrassait pas d’idéologie. Au contraire, le MOUVEMENT décrit pas Albert Boadella, est mythologique. Par le glorification du CORPS, il vise à créer l’HOMME NOUVEAU, fort, impitoyable, vertueux, homosexuel au besoin s’il est en quête d’étreintes viriles, mais jamais pédé. (L’antithèse femmes féminines entre femmes lui semble également licite.) A dire le vrai, le système rappelle plus l’hitlérisme et sa religion de l’aryen blond, que le franquisme du bedonnant empêtré dans sa foi catholique. Mais peut-être, justement, le danger actuel est-il là : que les nostalgiques de l’ordre soient en train de glisser vers le vrai nazisme, violent et pur, exaltant parce que justifiant dans l’individu la libération des mauvais instincts au nom d’une nécessité historique, d’un IDÉAL.   
L’utilisation de l’univers du sport, dans le spectacle, n’est qu’un moyen d’approche commode. Ce n’est d’ailleurs pas tant la compétition « loyale » qui est utilisée, que la parade, l’apparat, qui l’entourent, à grand renfort de discipline, de patriotisme et de militarisme. C’est vrai que le sabre s’y marie avec un autre type de goupillon, païen, point humble, hiérarchisant. Et que l’enculturation commence dès l’âge le plus tendre. A ce propos, les scènes où l’on assiste à l’entraînement de bébés poupées d’un surprenant réalisme, sont particulièrement signifiantes. Ces enfants, aliénés dès le berceau, feront des militants d’autant plus sûrs que la sélection par le coup de poing éliminera les plus faibles en cours d’éducation. De même que la médecine éliminera les mal réussis de la nature pour que la race progresse, belle et harmonieuse.
Tout ceci, direz-vous, est de la fiction : Brecht disait que « le ventre est encore fécond qui engendra la bête immonde ». Les Espagnols ne peuvent pas avoir du fascisme la même vision que nous, puisque ce fut chez eux une affaire de guerre civile. Chez nous, l’occasion ne se présenta pas. Et la doctrine resta, par un piège historique, celle de l’ennemi. Même pour ceux qui collaborèrent. Les greffes idéologiques tentées par les Doriot et Déat ne prirent pas.
Le propos est assumé avec rigueur par une troupe homogène, qui s’est donné la peine de baragouiner le français avec crédibilité. Elle évolue avec une gestuelle toute militaire et un certain goût du symétrique, sur un praticable sis en avant d’un panneau lumineux (fait de lampes comme dans les journaux lumineux qui défilent sur certaines places, ce qui rend la visibilité pas très bonne de trop près), sur lequel s’inscrivent des phrases slogans et, périodiquement, en leitmotiv, le sigle du « mouvement ».
Se rappeler, pour l’anecdote, la scène bien réglée où, pour stigmatiser l’art décadent, des patineurs à roulettes apportent chacun leur touche à un tableau surréaliste. L’art positif ne se fait pas en patinant !

29.01.82 - Trois femmes, trois sœurs, jacassent interminablement. Ce qu’elles disent est résolument banal. C’est de la vie quotidienne à l’état pur. Elles se tiennent dans une cuisine où tout fonctionne vraiment. Le monde extérieur semble très menaçant. Les voisins sont sales et des cafards se faufilent de chez eux. Les gamins tirent les sonnettes. Prendre le métro est dangereux. L’une d’entre elles s’y fait voler son sac. Aussi sortent-elles peu de ce havre refuge prison volontaire. Ou plutôt l’une semble aller régulièrement travailler. Mais est-ce vrai ? L’autre fait des courses, hâtivement, de temps en temps. La troisième reste enfermée. Elle a des hémorroïdes qui masquent un cancer. Elle se traîne des cabinets à la cuisine. A l’étage au-dessus, la mère grabataire, qu’on ne verra jamais, occupe toutes les pensées. Le filles se consacrent à la soigner. Mais n’est-elle pas déjà morte ? La cancéreuse a eu une aventure manquée, jadis, avec un homme que lui a piqué une quatrième sœur. Celle-là, on ne la verra pas, mais sa fille, douze ans, est supposée tournicoter autour de la maison. Quoique cela irrite la laissée-pour-compte qui est rancunière, les autres l’accueillent. Mais nous ne la verrons pas : elle va de la porte au premier étage.
Ce qui fait le prix de la pièce de Kado Kostzer, c’est qu’elle sonne vrai : l’atmosphère lourde qui pèse sur la cuisine est familière à tous ceux qui ont connu de ces familles où les même mots, les mêmes gestes reviennent constamment, les mêmes aphorismes, lieux communs, mesquineries, fantasmes, faux-semblants. Ces vies « sacrifiées » -puisant du bonheur dans des sacrifices consentis, comme lorsqu’elles renoncent à un voyage à la mer parce que l’argent sera mieux employé à faire un bel enterrement à la vieille-, résonne quelque part en chacun de nous.
Alfredo Rodriguez Arias a mis en scène ce monde de femmes sans hommes avec minutie. En vérité, les trois actrices vivent leurs rôles avec flamme intérieure, chacune faisant fort bien ressortir ses traits distinctifs. Marilu Marini, la plus grande, autoritaire, un peu condescendante envers celles qu’elle fait vivre en travaillant au dehors, Michèle Loubet, la malade du cul, qui se forge des raisons de souffrir intérieurement et s’est créé deux spécialités, la cuisine et la confection de vêtements pour bébés, Raquel Iruzubieta, la plus petite, soumise aux autres, qui aurait aimé la musique et la danse si les deux autres ne la brimaient constamment.
La soirée est malheureusement trop longue d’une bonne demi-heure, et il arrive que les futilités débitées lassent. L’auteur est argentin. N’oublions pas qu’on conte que Buenos Aires est une ville double, celle qu’on voit, et celle, souterraine, inquiétante, dangereuse, qui lui est parallèle. TRIO donne un peu cette impression de vrai DOUTEUX, de réel pas sûr.

01.02.82 – Diverses sirènes m’ayant susurré que je devais absolument voir au Théâtre Daniel Sorano de Vincennes le « Festival Courteline » de la COMPAGNIE DE L’ACCORD, mis en scène par Jean-Daniel Laval, j’ai obtempéré et je dois dire que les pièces méritent la remise en mémoire. LA PAIX CHEZ SOI, LA PEUR DES COUPS, GROS CHAGRIN, etc… sont des mini chefs-d’œuvre impitoyables de misogynie. D’autres piécettes montrent avec un œil acéré les absurdités de l’administration. C’est de la rouspétance poujadiste, mais elle fait mouche.
Dirai-je que la Compagnie de l’Accord s’accorde parfaitement avec cette restitution ? Je crois qu’elle n’a pas su être assez simple. Le décor, le même pour les sept pièces montrées, est un grand cadre vide qui sert de fenêtre et à casser le sombre des briques du mur du fond. Un fauteuil, une table à écrire lui font pendant. Il y a arbitrairement enchaînement entre les œuvres, voire interpénétration. Pas assez de premier degré à l’état pur, de tranche de bifsteack saignant. Trop souvent les acteurs ne vont pas assez loin. Ils ont l’air de n’avoir pas fini leurs années d’apprentissage en cours. Remarquée, pourtant, la façon excellente avec laquelle celui qui joue Trielle, dans LA PAIX CHEZ SOI, compose son feuilleton.

02.02.82 – J’aime beaucoup Alexis Nitzer. D’autre part, selon l’avis général, LE ROI LEAR serait un chef-d’œuvre du patrimoine de l’humanité. D’autre part encore, je pense que Nitzer pourrait fort bien incarner le Roi Lear.
Mais « CE TITRE, TU ES NÉ AVEC… », qu’il a pondu au départ dudit ROI LEAR, est imbuvable. Qu’est-ce qu’un homme comme Nitzer a besoin de passer devant le public une audition prouvant qu’il saurait jouer le personnage, et « annexement » les autres de l’œuvre shakespearienne ? Car c’est ça : pendant plus de deux heures, il s’épuise à nous débiter les morceaux de bravoure et les tunnels du Père stupide et malheureux, ainsi que ceux de ses principaux partenaires. Une fille nommé Nadine Lévi lui donne les répliques féminines avec un talent certain, mais limité par la préoccupation de laisser à Nitzer la place prééminente. Le metteur en scène, François Dupeyron, la fait hacher le texte avec neutralité. L’émotion passe pourtant parfois. Le programme parle d’une « conception sonore » d’un certain J. - P. Lavergne. C’est ce qu’il y a de mieux : une sorte de ronflement lointain de synthétiseur, puis, pendant l’orage, des sortes de coups sourds qui m’ont fait demander si les flics ne balançaient pas des grenades lacrymogènes sur les étudiants, quelque part dans la Cité U. Grâce à ce son permanent, les spectateurs ne dorment pas tout le temps. (Resserre)

03.02.82 – J’ai assisté pour la première fois à une représentation donnée par une troupe rouennaise, LA PIE ROUGE. Je ne sais pas comment étaient les précédents spectacles. Différents, m’affirme-t-on. Celui-ci, MIRACLE DOMESTIQUE, m’a fait penser à une fête de fin d’année montée par des élèves d’école libre, sous l’œil bienveillant d’un curé de choc. Remarquez qu’on ne s’ennuie pas. Et même l’entrée en jeu est assez drôle, puisque les spectateurs sont supposés entrer dans une galerie de peinture où sont exposées les toiles d’un certain « Pierre Garcette ». La réflexion sur l’Art reste cependant au niveau du canular, car elle ne s’étaye politiquement que très superficiellement. Ces jeunes aliénés chrétiens n’ont apparemment  jamais lu Marx et c’est fort regrettable.
De scène en scène, avec un goût prononcé pour la composition, ils nous mènent de tableaux plaisants -j’ai bien aimé la maîtresse d’école faisant l’appel d’une classe où il n’y a que des petits Picasso, Van Gogh, Gauguin, Ver Mersch etc- en moments trop « faciles ». Ils sont quatre dont une fille. Ils chantent bien et savent jouer d’instruments de musique. Ils ne décollent pas d’un esprit « école des beaux-arts de qualité ». Ils éprouvent qu’ils ne sont pas très contents de la vie telle qu’ « on » la leur fait. Et même, d’un point de vue catholique, ils blasphèment un peu. Très gentiment : ils sont bien élevés.
Il est quand même dommage qu’ils n’aient pas pu jouer au Centre Pompidou. (Ils ont été soumis à la même grève imposée que ELS JOGLARS, mais eux ont préféré s’abstenir de jouer. J’ai donc été les voir à Courbevoie). Dans le contexte du Musée d’Art  moderne, leur point de départ eût davantage fait mouche.

06.02.82 – Un mime américain nommé Stewy, m’a payé un billet d’avion Paris / Barcelone aller-retour, pour que je vienne le voir jouer à Girona. Cela m’a permis de voir comment travaillent des correspondants à moi : ANEXA est une agence qui compte quatorze permanents et organise des tournées de théâtre, musique, variétés -de tout-, en Catalogne surtout, mais aussi dans toute l’Espagne. Elle s’est installée à trente-deux kilomètres de la ville, à Cardedeu, dans un petit bourg très calme (pour travailler tranquille), dans une maison à deux étages. Ca évite aux artistes qui passent sur les ramblas de venir les déranger sans raison sérieuse.
Le spectacle de Stewy se divise en deux parties très distinctes : la première, plutôt comique, oscille entre le niveau du cabaret café-théâtre et celui du music-hall. Elle suppose une participation de spectateurs. Le mime prestidigitateur fait notamment monter sur la scène un « Roméo » et une « Juliette », dont il signifiera par sa gestuelle le rapprochement amoureux. (J’ai peut-être été faussé dans mon impression car la fille appelée, qui n’était visiblement pas une commère, était si charmante et exécutait avec tant de gentillesse les mouvements que lui inspirait « l’artiste » -souvent pour que le public s’en gausse- qu’on finissait par ne plus regarder qu’elle). C’est trop long, mais efficace. Et puis, à certains détails, on devine que ce mime est surtout un athlète accompli, un gymnaste, quasi un acrobate. Sa maîtrise du corps est totale. Dommage qu’il ne contrôle pas aussi bien… le mime ! Sa démonstration de « l’art du mime », qui ouvre le spectacle dans un style très Marceau, je l’ai vue vingt fois mieux affinée. La précision mathématique n’est pas au rendez-vous. Il compense en faisant des grimaces qui m’ont gêné. Il exprime avec le visage. Trop ! Beaucoup trop !  En outre, il est agressif avec le public. Je sais bien que Savary l’est aussi, mais ce n’est pas ce que j’aime le mieux chez lui. Ca ne va pas sans une certaine méchanceté.
A L’ENTRACTE, DONC, AU BOUT DE QUATRE-VINGT-DIX MINUTES DE SPECTACLE… ET A MINUIT SONNE (ESPAGNE OBLIGE), J’ETAIS PLUTOT PAS MECONTENT, PARCE QUE JE NE M’ETAIS EN VERITE PAS TROP ENNUYE. L’HUMOUR DE L’ARTISTE M’AVAIT MEME ARRACHE QUELQUES GLOUSSEMENTS. MAIS JE TROUVAIS QUE ÇA NE VALAIT PAS LE DETOUR.
LE « BALLET MIME » JUAN SALVADOR GAVIOTA, QUI COMPOSE LA DEUXIEME PARTIE, EST D’UNE TOUTE AUTRE TENUE. C’EST L’HISTOIRE D’UN HOMME QUI S’ATTACHE A PERFECTIONNER SES PROPRES QUALITES PHYSIQUES, A AMPLIFIER LES POSSIBILITES DU MOUVEMENT HUMAIN AU POINT DE TENTER DE VOLER : Y PARVIENT-IL UN INSTANT ? PEUT-ETRE, MAIS IL S’Y CASSE LES « AILES ». STEWY MONTRE LA SES ADMIRABLES POSSIBILITES. IL SEMBLE INFATIGABLE. SON CORPS SEMBLE LEGER COMME UNE PLUME, NE LUI POSER AUCUN PROBLEME. IL LE TOURNE ET LE SOULEVE DANS TOUS LES SENS A L’ACCELERE OU AU RALENTI, A SON GRE, ET AVEC GRACE. L’EXPRESSION « BALLET MIME » EST JUSTIFIEE, CAR ON EST A MI-CHEMIN DES DEUX, OU PLUTOT A UN POINT DE RENCONTRE QUI PERMET AUX DEUX DE SE DEPASSER L’UN L’AUTRE.
IL PASSE EN TOUT CAS A TRAVERS CETTE PERFECTION UNE EMOTION REELLE, A LAQUELLE, IL FAUT LE DIRE, N’EST PAS ETRANGERE LA MUSIQUE DE NELL DIAMOND QUI SOUTIENT LA REPRESENTATION. IL PARAIT QUE JUAN SALVADOR GAVIOTA A ETE JOUE CHEZ BARRAULT AU PETIT ORSAY PENDANT DEUX SEMAINES EN 1980. CA M’AVAIT ECHAPPE. IL PARAIT AUSSI QU’EN 1979, CET « AMERICAIN EN EUROPE » AVAIT FAIT SEPT MOIS DURANT SON ROMEO ET JULIETTE DEVANT LA TERRASSE DES DEUX MAGOTS, ET QUE ÇA AVAIT ETE RENTABLE. JE NE L’AI PAS VU.
IL VIT MAINTENANT A MADRID DEPUIS TROIS ANS. JE LUI AI DEMANDE POURQUOI IL N’ALLAIT PAS PRESENTER SON SHOW AUX USA… « PARCE QU’AUX ETATS-UNIS », M’A-T-IL REPONDU, « IL Y A DES MIMES DE PREMIERE CLASSE. IL FAUDRAIT DONC QUE JE SOIS PARFAIT. JE NE ME SENS PAS ENCORE PRET. DANS DEUX ANS, J’ESPERE ! » ENTRE-TEMPS, IL VOUDRAIT REJOUER A PARIS. « C’EST BIEN ÇA, LES AMERICAINS », AI-JE SONGE A PART MOI, « IL EST ASSEZ BON POUR LA FRANCE ET PAS ENCORE POUR L’AMERIQUE ! »… JE LUI AI DEMANDE S’IL PENSAIT A D’AUTRES SPECTACLES : « DANS UNE AUTRE VIE », M’A-T-IL REPONDU. IL A TRENTE-TROIS ANS.

18.02.82 - Après une semaine d’allergie au théâtre qui m’incitait chaque soir, plutôt que de sortir, à rester dans mes pantoufles, je me suis laissé avoir par un titre racoleur : PROPOS DE PETIT DÉJEUNER À MIAMI. Hélas !
Le pauvre Gabriel Garran doit subir l’influence de son nouvel associé Max Denès. Il n’a jamais été aussi terroriste. Envers le public, je veux dire. L’œuvre de Reinhardt Lettau, un Allemand dont on nous avait dit qu’il est professeur à l’Université de San Diego en Californie -celle-là même où enseignait Marcuse- a le contenu d’un sketch amusant de quinze minutes. Elle comporte quarante-trois séquences et dure deux heures quinze. Qui en paraissent dix, tant on se fait chier devant la permanente répétition d’une situation bloquée. En termes d’un primarisme débile, l’auteur dénonce l’Amérique des USA, tireuse des ficelles des dictatures sud-américaines.
Bien ! Cette occulte collusion mérite en effet d’être contestée. Mais dois-je rappeler qu’au théâtre, il faut dire les choses avec art et que, d’autre part, les gens aiment bien qu’on leur étaye les affirmations qu’on leur assène ? Ici, ce sont les dictateurs renversés qui sont en scène. Ils se retrouvent dans un palace de Miami et bavardent. Ils ne sont plus en exercice, mais les Etats-Unis leur proposent quand même des marchés. Ils dialoguent avec eux.
L’auteur est tombé dans un piège : il a fallu qu’il donne une figure humaine à ces monstres, puisqu’il les montrait si longtemps. Il les a différenciés. Ils sont comme des gosses qui parlent de leurs dictatures comme s’ils avaient joué. Et ils n’ont pas l’air sérieusement méchants ! Était-ce le but recherché ? Celui que joue Igor Tycza en bon gros serait presque sympathique. Oh ! Je pense que le décor a dû coûter fort cher.

Publié dans histoire-du-theatre

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